Hier… Au Moyen âge européen, pendant que Bagdad était la capitale du monde des arts, des lettres et des sciences, le rire était un « blasphème » chez les Jésuites et les Bénédictins. Rabelais les appelait les Agelastes, ceux qui condamnaient le rire et les rieurs au bûcher et leur promettaient une mort atroce pour avoir fendu le visage d'un rire. Les Agelastes considéraient le rire comme le fait du diable au même titre que le savoir scientifique et philosophique. Parce que le rire disaient-ils, vous détourne de la vénération de Dieu et introduit le plaisir dans la vie des Hommes. Le plaisir sous toutes ses formes, était bien entendu, proscrit tant il ramène les Hommes à leur condition humaine et à la matérialité du corps et l'attachement à « ici et maintenant ». Pendant ce temps-là, de Bagdad jusqu'à l'Andalousie, tous les plaisirs intellectuels et charnels étaient érigés au rang des arts de vivre et d'être. Le secret de cette conception de la vie de l'Homme sur terre résidait dans un seul mot : ouverture. Ouverture sur le monde, curiosité, perméabilité des idées et des modes de vie et surtout l'importance primordiale accordée à « ici et maintenant », autrement dit à la vie sur terre et l'envie permanente d'avoir une existence « augmentée » et de s'octroyer plusieurs possibilités d'être. Ouverture sur l'Autre comme condition sine qua non au développement humain sans lequel aucun autre développement ne peut être réalisé. Pendant que le Moyen âge européen sombrait dans la monodie, Bagdad et Cordoue chantaient et dansaient au rythme d'un art de vie confectionné par le premier architecte d'intérieur de l'histoire de l'humanité un certain Zyriab. Lui-même une mosaïque ethnique et culturelle, kurdo-perse, musicien, astrologue, géographe et peintre. Il incarnait ce IXe siècle de prospérité et de rayonnement sur le monde. Bagdad s'était alors rappelé l'importance de la babélisation et de la polyphonie féconde. Caricature verbale, critique acerbe, éloge, humour, blasphème, primauté de la raison sur les dogmes et les mythologies, plaisir, tous les plaisirs. Bref, une effervescence intellectuelle digne des plus grandes démocraties où le Verbe était aussi tranchant que le glaive.
Aujourd'hui… Dix siècles plus tard, la polyphonie s'est transformée en monodie, le « savoir » divin s'est substitué aux savoirs, le pluriel s'est réduit au singulier. L'uniformisme a remplacé la diversité, la parole contradictoire est érigée en blasphème, l'humour en crime et le rire en œuvre du diable. En traversant une rue à Tunis, je vis un monsieur au milieu d'un groupe d'amis, rire de tout son cœur, un de ses fou-rires qui vous purge de l'intérieur et soudain il s'arrêta et dit : « Allah nous préserve des conséquences de ce fou-rire » (Rabbi y kadir el khir min ha dhohk). C'est alors que je me suis rendu compte de l'héritage moyenâgeux sur le caractère « blasphématoire » du rire et comment Rabelais fut condamné pour apologie du rire. Parce que chez les Agelastes il n'y a qu'une seule vérité à laquelle l'homme doit se soumettre. Le doute que l'humour et le rire peuvent introduire mettent l'Homme dans une posture de rébellion contre la vérité révélée et de ce fait, il affirme sa propre souveraineté. Le rire est alors l'expression qui ouvre la voie de la dissidence et de l'affirmation de l'individualité de l'Homme. Pourquoi le monsieur s'est arrêté de rire et s'est repenti de s'être allé à de telle « extrémité » en reprenant une posture de soumission à un ordre supérieur à soi ? Telle est la question qui me taraude depuis, en observant avec quelle vitesse l'uniformisation se propage dans mon pays et comment la polyphonie se résorbe : tenue vestimentaire uniformisée, verbe uniformisé, pensée uniformisée. Fin de l'effervescence, « khatam shud », fin du débat, diraient les Agelastes iraniens dans la langue Urdu. Dans mon pays la Tunisie, on assiste à un inversement de l'horloge, nous marchons à reculons et le rire se fait de plus en plus rare. Il me revient que pendant les années 80 et 90 le slogan utilisé par nos agences de tourisme était la « Tunisie pays du sourire ». C'était plus qu'un slogan, un branding qui a fait le tour du monde et suscité la sympathie envers notre pays. « La Tunisie chante et danse », la « Tunisie pays de la joie en continu » disaient aussi les partisans de l'ancien régime tant de slogans utilisés pour différentes raisons y compris l'instrumentalisation politique, mais tous avaient en commun le sens de la joie de vivre matérialisée par un sourire que les Tunisiens arboraient avec fierté. Rire et sourire disparaissent progressivement des visages des Tunisiens et laissent place à une profonde inquiétude, voire une angoisse que le manque de perspectives, l'irresponsabilité et la médiocrité ambiante ont produite. Les visages marqués et figés comme pour traduire un désarroi quant à l'impuissance du présent et la peur pour l'avenir. Flottent à la surface alors, le discours fataliste, la soumission à un ordre supérieur, l'abandon de soi et l'abdication de sa souveraineté. Plus aucune volonté ne s'exprime quand fleurissent des expressions telles que « Allah Ghalib », « Rabbi yostor », «illy makadir yssir », etc… une manière de se dédouaner de toute responsabilité, de se soumettre à un ordre supérieur qui arrange bien tous ceux qui pensent que la solution doit venir d'ailleurs. Ils feignent d'oublier comment Omar Ibn El Khatab avait vilipendé ceux qui attendaient que le ciel pleuve d'or et d'argent. Il les avait chassés hors de la mosquée pour qu'ils aillent travailler et affronter les difficultés de la vie. On ne reconnaît plus cette Tunisie qui nous touchait par sa grâce et sa douceur de vivre dès qu'on foulait sous nos pieds sa généreuse terre. On ne reconnaît plus son peuple jadis souriant et accueillant et prompt à la nonchalance et au savoir-vivre. Le mauvais goût a envahi les rues et les esprits. Délabrement à tous les niveaux et plus particulièrement celui des valeurs.
Et demain… Et pourtant, nous avons les moyens d'inverser la tendance et de retrouver le sourire perdu. Toutes les bonnes volontés, et il y en a pléthore, doivent assumer leur responsabilité historique et cesser de reculer en laissant la place à la médiocrité et tous ceux qui abîment notre Tunisie à coups de populisme abjecte. Rien ne peut justifier l'effacement de toutes les compétences dont regorge notre pays de peur de « se salir les mains ». Il est grand temps de dire « stop » et de s'organiser. La responsabilité collective est la somme des responsabilités individuelles dans un système démocratique qui met un terme à la vieille croyance de l'homme/femme providentiel(le). Seuls les peuples « enfant » ont besoin d'un tuteur, d'un guide à qui ils accordent tous les pouvoirs. Les peuples adultes se prennent en charge, s'organisent et assument leur part de responsabilité. C'est le véritable changement de paradigme dont nous avons réellement besoin. Nous n'avons plus le droit de nous dérober à nos responsabilités et laisser ainsi la Tunisie en proie à tous les abus. Nous ne pouvons pas nous résoudre à l'idée que propagent les ignorants, les obscurantistes et les défaitistes, selon laquelle, il n'y a rien à faire et que « nous avons ce que nous méritons ». Justement, nous méritons bien mieux parce que nous l'avons déjà prouvé dans notre histoire. Il suffit de n'avoir que la Tunisie en ligne de mire et la volonté de puissance comme matrice à partir de laquelle nous fixerons nous-mêmes les termes de notre destin collectif. Plus concrètement, il faut arrêter de trouver des excuses à notre inaction et commencer à entreprendre des initiatives dans tous les domaines, politique, social, économique, etc.. ayant comme objectif l'élaboration d'un PROJET pour la Tunisie. Sans projet collectif, seuls les projets individuels et individualistes prolifèrent et avec eux le désordre et le chaos.