Au moment où tout le monde espère une accalmie politique qui permettrait de débuter un dialogue qui sortirait le pays de l'ornière, la crise repart de plus belle. Le dernier épisode de l'affrontement entre le président de la République, Kaïs Saïed, et le parti au pouvoir, Ennahdha, est venu à l'occasion du dernier discours présidentiel. En se basant sur une lecture très discutable de la constitution, Kaïs Saïed s'est autoproclamé commandant suprême de toutes les forces armées tunisiennes, y compris la police et la douane. Il a également menacé, avec des mots à peine voilés, ceux qui se terrent derrière leurs immunités ou qui se croient intouchables à la faveur de leurs liens de parenté, une attaque qui vise directement Rafik Abdessalem, le gendre.
Mardi 20 avril, le parti Ennahdha rend public un communiqué incendiaire, qui ne commence pas par l'évocation du nom d'Allah, où le président de la République est accusé de violer, encore une fois, la constitution et de céder à ses penchants autoritaires et totalitaires. L'originalité ici est de voir que la guerre devient désormais à visages découverts. La guerre entre Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed avait pour principal théâtre le gouvernement, à tel point que l'on pensait que le chef de l'Etat était en conflit avec Hichem Mechichi, chef du gouvernement. Mais la vraie guerre oppose en fait le chef islamiste au président de la République, et ce n'est qu'hier que cela est devenu pleinement assumé par Ennahdha. Kaïs Saïed, pour sa part, joue l'escalade et s'est dit prêt à utiliser toutes les armes en sa disposition, celles constitutionnelles et celles qu'il s'est accaparées, pour mettre un terme aux agissements qu'il condamne. Il joue aussi la provocation. Hier soir, le président est allé rompre le jeûne dans un poste de la Garde nationale à Mnihla, pour passer ensuite dans un café de la zone après avoir accompli sa prière. Une manière pour le président de rappeler sa popularité à ses opposants et de leur dire qu'il est le seul à pouvoir se permettre des déplacements pareils.
Du côté d'Ennahdha, il devient urgent de contrer les velléités présidentielles. La publication du communiqué n'est que la manière « polie » de contrattaquer, mais les supposées fuites dont a parlé le député Rached Khiari en sont une autre. Ce dernier a été utilisé pour tenter de porter atteinte à l'image du président de la République auprès de son électorat, qui est sensiblement celui de la coalition Al Karama et de Rached Khiari lui-même. Je ne compte pas ici, évidemment, les électeurs potentiels de Kaïs Saïed qui viennent de se découvrir une passion pour lui, juste parce qu'il est contre Ennahdha. Donc, discréditer le chef de l'Etat, en commanditant des fuites le concernant ou en l'accusant d'enfreindre la constitution, est l'objectif actuel du parti islamiste qui ne s'est jamais trouvé dans une telle posture. Un président de la République ouvertement hostile avec un le chef du parti qui est relativement « exposé » du fait de sa présidence de l'Assemblée.
Pour le plus grand malheur de la Tunisie, il existe des « tifosis » d'un côté comme de l'autre pour alimenter cette guerre et pour l'attiser. Pour Ennahdha, il n'est plus question de dissensions internes ou de conflit avec Abdellatif Mekki ou autre. Les rangs serrés derrière Rached Ghannouchi pour faire face aux menaces qui tournent autour de l'existence même du parti. Ceci implique, aujourd'hui, que même les radicaux ont rejoint les rangs et ce sont eux qui font le plus de bruit pour défendre leur parti. On a longtemps parlé des « mouches bleues » d'Ennahdha qui sévissent sur les réseaux sociaux pour attaquer, diffamer et dénigrer ceux qui critiquent leur parti et ses dirigeants. On peut évoquer Rafik Abdessalem qui est devenu plus prolixe qu'un analyste politique. Il faut également remarquer la violence croissante de ces « interventions » sur les réseaux notamment. Pour Kaïs Saïed, les supporters se recrutent aujourd'hui dans les rangs d'une certaine élite désabusée qui a navigué entre le Qotb en 2011 jusqu'à Zbidi en 2019. Pour eux, le principal et le plus important c'est de faire quelque chose contre les islamistes, donc pour eux Kaïs Saïed est le nouveau héros. Dans une hypocrisie dont seuls les pseudo-modernistes ont le secret, ils mettent de côté toutes les menaces que représente la création d'un nouveau dictateur et le peu d'égard de Saïed pour la constitution, pourvu qu'il attaque les islamistes. Il est donc glorifié, encensé et adulé par des groupies qui s'extasient de le voir manger avec les forces de l'ordre. Aussi rétrograde et aussi dangereux que puisse être Kaïs Saïed, ses nouveaux soutiens n'en ont cure et croient à un certain pragmatisme politique selon lequel on peut « utiliser » Saïed pour casser les islamistes pour l'instant, on verra ensuite. Mais c'est le même pragmatisme qui leur faisait croire que Béji Caïd Essebsi ne s'allierait jamais avec les islamistes ou leur suggérait que Abelkarim Zbidi pourrait devenir président…
Le réel danger avec tout cela c'est qu'entre temps, il existe un pays qui est livré aux affres de l'inflation, de la pauvreté et de la pandémie. La petite guerre entre Ennahdha et Kaïs Saïed pourrait être amusante si ce n'était pas au peuple, in fine, d'en payer le prix quel que soit le gagnant. Il faut craindre que le survivant dans cette guerre à couteaux tirés ne devienne le chef d'un amas de cendres et de ruines.