La question de savoir si le président de la République, Kaïs Saïed, a commis un coup d'Etat ou pas est sur toutes les lèvres depuis ce fameux dimanche 25 juillet. Les soutiens du président, y compris parmi ceux qui disaient qu'il était le candidat des islamistes et qui préféraient Nabil Karoui, présentent la chose sous l'adage de la fin qui justifie les moyens. Il est parfaitement légitime de piétiner la constitution tant que c'est pour combattre et virer les islamistes. Le président lui-même présente un argument assez naïf selon lequel on ne peut faire un coup d'Etat dans le cadre d'un article de la constitution, ce qui est assez léger. Les anti-Saïed, quant à eux, parmi lesquels on trouve des gens qui avaient fait campagne en utilisant illégalement sa photo, parlent de coup d'Etat et vont chercher des soutiens à l'étranger pour contrer un président imprévisible, et surtout pour garder des avantages et des postes, souvent acquis dans l'opacité. Si l'on met les passions et les intérêts de côté, il devient difficile de se positionner sur cette question de façon tranchée et sans équivoque. Nous avons cette tendance en Tunisie où tout le monde ressent et réagit, et peu réfléchissent d'abord. Kaïs Saïed est le conducteur d'une voiture qui grille plusieurs feux rouges sur son chemin. S'il est en train de transporter un blessé en danger de mort à l'hôpital, il deviendrait tout à fait légitime de griller les feux rouges sur le chemin. S'il le fait juste pour montrer qu'il peut griller des feux rouges, cela deviendrait illégitime et immoral. Mais les choses sont plus compliquées que cela. La vraie crainte est que Kaïs Saïed transporte réellement un blessé dans une voiture qui grille des feux rouges, mais qu'au final il se trompe de destination et n'arrive pas à l'hôpital. Dans l'aventure qu'il a déclenchée, Kaïs Saïed ne dispose, théoriquement, que d'un délai de trente jours pour ensuite rétablir la situation constitutionnelle. C'est un délai extrêmement court au regard des difficultés que lui-même a défini comme étant le péril imminent justifiant l'activation de l'article 80 de la constitution. C'est justement l'étroitesse de cette fenêtre qui fait que les membres du « virage » Kaïs Saïed demandent des résultats, des arrestations et des décisions alors que le processus n'est déclenché que depuis un peu plus de 48 heures. La plèbe souhaite voir du sang, des arrestations et une vendetta, contre les méchants évidemment.
L'erreur à ne pas commettre pour Kais Saïed est de profiter de cette parenthèse enchantée où il a tous les pouvoirs pour, uniquement, régler ses comptes politiques avec ceux qu'il considère comme des ennemis. Au bout des trente jours, délai sur lequel plusieurs représentants de pays frères et amis ont lourdement insisté, le bilan ne doit pas seulement être de quelques arrestations parmi les opposants politiques de Kaïs Saïed et un nouveau gouvernement sans aucun soutien politique. Cette phase ne doit pas pouvoir se résumer à Kaïs Saïed qui prend les pleins pouvoirs pour dézinguer ceux qu'il n'aime pas. Les enjeux sont bien importants que cela. Il s'agit, selon les termes du président, d'empêcher le délitement de l'Etat et de combattre le virus. Des objectifs bien plus nobles et bien plus pertinents pour justifier une violation temporaire de la constitution. C'est de cela qu'il faut s'occuper en priorité, sur la base d'une feuille de route établie avant même l'annonce des décisions de dimanche soir. Tout du moins, c'est ce que la logique et le bon sens imposeraient. Il est évident que redresser l'Etat tunisien et combattre efficacement le virus ne sont pas, non plus, des affaires qui se règlent en trente jours. Mais il faut que le chemin soit balisé, que le cap soit donné et même, que l'on voit des débuts de victoire sur plusieurs plans. Si Kaïs Saïed se contente de mettre à mal ses opposants politiques en usant de la force d'une loi à laquelle il a tordu le cou, alors il n'y aura aucune différence entre lui et n'importe quel dictateur. Pour l'instant, les circonstances sont favorables à Kaïs Saïed. Une grande partie du peuple s'est réjouie des décisions annoncées par le président à tel point qu'on a vu des scènes de liesse dans les rues. Le chef du gouvernement limogé, Hichem Mechichi, n'a pas opposé de résistance. Le parti islamiste Ennahdha se montre relativement tranquille tout en qualifiant ce qui s'est passé de coup d'Etat. Les puissances étrangères laissent, pour l'instant, une certaine marge de manœuvre. Hormis quelques gaffes du genre présider le ministère public, Kaïs Saïed a toutes les cartes en main pour sauver le pays du « péril imminent » ayant justifié la prises de décisions pour le moins radicales. Pour l'instant, l'alignement des planètes est parfait pour Kaïs Saïed, mais cela ne durera pas éternellement.
Par ailleurs, il faut que le président de la République note que plus il tarde, plus les positions de ses fans se radicalisent. Portés par un élan irrationnel, les fans de Saïed refusent aujourd'hui la tenue d'un dialogue, quelle que soit sa forme, quel que soit son contenu. Voir leur champion se mettre autour d'une table avec les islamistes par exemple est une vision insupportable pour eux. S'il agit selon le bon vouloir de ses fans, Kaïs Saïed n'aura d'autre choix que de prendre des décisions de plus en plus radicales. Et puis, n'en déplaise à ses soutiens, à un moment donné il va falloir se mettre autour d'une table et parler. Le président de la République a pris des décisions lourdes de conséquences le 25 juillet. Il donne aujourd'hui l'impression de naviguer à vue et il doit communiquer rapidement sur une éventuelle feuille de route pour les trente prochains jours. Il ne doit pas transformer tout cela en une petite vendetta politique qui lui permettrait de se débarrasser de certaines figures gênantes pendant que le pays continuerait à sombrer dans la crise sanitaire et économique. La composition et l'identité du nouveau chef du gouvernement pourront donner des indications claires dans ce sens. On verra s'il nomme un compétent ou un ami.