A l'exception de Béji Caïd Essebsi et des deux présidents intérimaires Foued Mbazâa et Mohamed Ennaceur, tous les présidents tunisiens ont utilisé l'arme judiciaire pour éliminer les auteurs de crimes de lèse-majesté. Le dernier Kaïs Saïed ne fait pas l'exception, il est même celui qui a dégainé plus vite que son ombre cette arme non conventionnelle. Du temps de Bourguiba et de Ben Ali, la pratique était courante. Si tu fais de la politique, on te fait monter une affaire judiciaire de toutes pièces pour te mettre en prison. Ce n'était pas exclusif à la Tunisie, c'était l'air du temps au siècle dernier, voire les années 2000. De ces victimes du pouvoir utilisant l'arme judiciaire, on peut citer des dizaines qui sont passés par la case prison, à commencer par Hamma Hammami et Ahmed Néjib Chebbi en passant par Ahmed Ben Salah et Taoufik Ben Brik. Il y a ceux qui ont commis réellement des actes répréhensibles, à l'instar des islamistes. Une fois la machine judiciaire lancée, elle broie tout le monde à son passage, y compris ceux qui ne sont coupables que d'appartenance à une organisation non reconnue. Après la révolution, il était question de mettre en place un processus de justice transitionnelle pour jeter toute la lumière sur les horreurs des régimes dictatoriaux pour que ces crimes ne soient plus commis. Il était également question d'une réconciliation nationale. Le processus est tombé à l'eau, car tout le monde a cherché à s'engouffrer dans la brèche, aussi bien les véritables militants que les terroristes et les mercenaires. Tous sont devenus victimes des régimes répressifs, tous sont devenus innocents. De cette justice transitionnelle, on n'y verra que du feu, on n'a tiré aucune leçon du passé.
En dépit de la révolution et de son titre pompeux de « Dignité », les dirigeants ayant pris le pouvoir après 2011 ont continué à utiliser l'arme judiciaire pour abattre leurs adversaires politiques et leurs contradicteurs. Le bal a été ouvert dès février 2011 avec l'emprisonnement de plusieurs caciques de l'ancien régime, dénommés par « Azlem », et ce pour assouvir la vindicte populaire. Abdelwaheb Abdallah, Abdelaziz Ben Dhia, Abdallah Kallel et autres ont dû passer plus d'un an en prison, sans que l'on ne trouve quoi que ce soit contre eux. Les mandats de dépôt étaient émis à la pelle, parfois pour des suspicions réelles, souvent pour des faits fallacieux. Onze ans après, très rares ont été les personnes condamnées.
Après les élections d'octobre 2011 et l'arrivée parachutée de Moncef Marzouki à la présidence de la République, on croyait qu'on allait en finir avec la vindicte populaire et que la Tunisie allait enfin mériter son titre autoproclamé d'Etat de droit. Que nenni. L'ancien président de la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme s'avère être plus aigri que ses prédécesseurs. Il distribuait les titres de « azlem », « contre-révolutionnaires » et de « corrompus » à tous ceux qui ne le caressaient pas dans le sens du poil et n'allaient pas dans son sens. Ça restait néanmoins gérable, puisqu'on était encore au stade des paroles. Les choses se sont compliquées quand il a décidé d'utiliser, à son tour, l'arme judiciaire. C'est même lui qui a utilisé, le premier, le tribunal militaire pour abattre un contradicteur. Ce fut son propre conseiller en communication, Ayoub Massoudi, qui a eu la mauvaise idée de contredire publiquement son patron. Jouant toujours sur la fibre de vindicte populaire, Moncef Marzouki et ses pairs du CPR ont juré (publiquement) à plusieurs reprises de mettre en prison le lobbyiste notoire Kamel Letaïef. Cette fois, c'est par le biais de la justice civile et d'un juge d'instruction complice (le fameux numéro 5) que la machine a tourné. Objectif : faire arrêter tout lobbying de M. Letaïef au profit des adversaires politiques du CPR et de ses alliés islamistes. Ça a failli réussir, n'eut été la mobilisation des médias et de militants politiques comme Hamma Hammami et Ahmed Néjib Chebbi. On est allé jusqu'à envoyer la police pour faire arrêter Kamel Letaïef à son domicile en prenant soin de saisir au préalable la chaîne qatarie Al Jazeera, afin que les Tunisiens profitent du « spectacle ». L'échec de la mission a poussé le juge d'instruction à sortir s'expliquer sur une chaîne tv islamiste violant ainsi allègrement le secret de l'instruction et les droits du prévenu. Face au scandale et la mobilisation de magistrats soucieux de l'indépendance de leur corps, on a fini par dessaisir le juge du dossier. Le dossier sera classé quelques semaines après, le nouveau juge d'instruction chargé de l'affaire a dû reconnaitre que l'affaire était montée de toutes pièces et que l'on cherchait, juste, à écarter le lobbyiste de la scène politique. Outre ces deux affaires, des poursuites judiciaires en bonne et due forme ont été lancées au civil contre les journalistes indépendants qui se sont opposés aux islamistes et à Moncef Marzouki. On cite notamment Zied El Héni, qui a dû passer un week-end en prison, ce qui a déclenché une grève générale des médias, de Nizar Bahloul, directeur de Business News ou encore de Zouheïer El Jiss. Des poursuites qui n'ont abouti à rien, puisque les magistrats ont refusé de se soumettre aux ordres du pouvoir de l'époque. Les affaires se sont soldées par un non-lieu ou un classement sans suite. Et puis il y a Yassine Ayari poursuivi par la justice militaire pour des publications critiques contre l'armée. Condamné à de la prison ferme, il est passé par la case prison à l'ère Marzouki, fin 2014, avant d'être amnistié par son successeur feu Béji Caïd Essebsi.
Durant la période de feu Caïd Essebsi (2015-2019), il y a eu comme une accalmie. Très rares ont été les poursuites judiciaires contre les « insolents » et aucune contre un opposant politique. On ne cite ainsi que le cas de Nabil Rabhi coupable d'injures à l'encontre de la famille présidentielle. La machine judiciaire avait alors fonctionné au quart de tour pour le mettre en prison. S'il y a bel et bien eu des poursuites judiciaires contre des opposants, il est bon de noter que la justice a fait son travail en toute indépendance et a prononcé le non-lieu contre, par exemple, pour le militant de la Ligue de protection de la révolution Imed Deghij. Cette accalmie a pris fin avec le décès du président de la République, le 25 juillet 2019. Youssef Chahed, alors chef du gouvernement, a usé de tout son pouvoir pour éliminer de la scène son adversaire politique Nabil Karoui. Lors d'une scène surréaliste au péage de Medjez El Beb, police et garde nationale procédèrent ensemble (une première) à l'arrestation du candidat à la présidentielle et président de Qalb Tounes et ce en pleines vacances judiciaires. Il dut passer toute la campagne électorale en prison et ne fut libéré qu'à la veille du débat du second tour.
Avec l'arrivée de Kaïs Saïed au pouvoir, on a espéré, une nouvelle fois, voir un Etat de droit en Tunisie. Son profil d'enseignant de droit, intègre et propre autorisait l'optimisme. Sauf que voilà, une nouvelle fois, les Tunisiens devaient déchanter, Kaïs Saïed s'avère être comme ses prédécesseurs, voire pire. Ainsi, le célèbre blogueur Slim Jebali est arrêté en juin dernier, sur ordre du parquet militaire, après des publications critiques contre le président de la République. Après avoir purgé une peine de deux mois de prison, pour atteinte au chef suprême des armées, « l'insolent » est une nouvelle fois arrêté le 7 octobre et croupit encore en prison. Comme lui, la blogueuse Amina Mansour est poursuivie par la justice militaire pour la publication d'un post injurieux à l'encontre du président de la République. Et comme eux deux, le journaliste islamiste Ameur Ayed, de la chaîne pirate Zitouna TV, est poursuivi par la même justice militaire pour avoir été « insolent » dans une émission télévisée. La loi en la matière est pourtant claire, la diffamation et l'injure sont punis d'une amende seulement, comme cela est le cas dans toutes les démocraties du monde.
Là où l'on sent vraiment l'interférence entre la justice et le politique, c'est dans les affaires ciblant le parti islamiste radical Al Karama. Les députés de ce parti sont impliqués dans l'affaire de l'aéroport et sont déjà poursuivis par la justice civile. Sauf que voilà, après le 25 juillet et les décisions de Kaïs Saïed de s'arroger tous les pouvoirs, les voilà maintenant poursuivis devant la justice militaire qui a émis deux mandats de dépôt contre deux d'entre eux, Seïf Eddine Makhlouf et Nidhal Saoudi. Un autre est recherché, Mohamed Affes. Autre député poursuivi par la justice militaire, Rached Khiari qui est également en clandestinité. Si tout le monde témoigne des propos odieux, menaçants et orduriers de ces députés, il y a lieu de s'interroger pourquoi ces civils sont poursuivis devant une juridiction militaire dans des affaires, toutes, impliquant le président de la République. Ils auraient pu être poursuivis devant la justice civile, ils auraient été condamnés sans que personne ne remette en doute l'indépendance de la justice militaire. En étant à la fois juge et partie, en sa qualité de supérieur du parquet militaire, le président Kaïs Saïed ne sert pas du tout son image de président intègre et soulève les suspicions quant à son ingérence dans le travail de la justice et de l'utilisation de la magistrature à des fins politiques. Il perpétue par là une tradition bien de chez nous qui a bien disparu dans les grandes démocraties.