Elle est en poste depuis octobre 2021, applaudie comme étant la première femme cheffe du gouvernement en Tunisie et dans le monde arabe, Najla Bouden se distingue pourtant par une chose. Son mutisme. Un an que Najla Bouden est cheffe de gouvernement, elle n'a prononcé aucun discours officiel face à la Nation. On aurait pu penser que faire mieux que Hichem Mechichi ne serait pas du tout une prouesse. L'ancien locataire de la Kasbah était loin d'être un as de la communication, il aurait été facile de faire mieux. Et pourtant, Najla Bouden a tout de même réussi à faire bien pire, en évitant tout simplement de prendre la parole. En ces temps de disette, de crise, de banqueroute, de pénurie, d'élections, de tensions économiques, sociales et politiques, un chef de gouvernement est censé au, mieux, rassurer ses concitoyens, au pire, les informer et les confronter à une réalité que personne ne pourra fuir.
25 octobre, Royaume-Uni. Après la démission de Liz Truss, Rishi Sunak prend la main héritant d'un Royaume-Uni plongé dans une crise économique et sociale. Il prononce un discours pour expliquer « pourquoi [il] se tien[t] aujourd'hui devant les Britanniques en tant que Premier ministre ». Dans ce premier discours, il annonce qu'il « travaillera à réparer les erreurs » commises sous sa prédécesseuse. Son discours évoque « des décisions difficiles » auxquelles les Britanniques devraient se préparer, mais adresse aussi un message « d'espoir » et « d'union » et promet de rétablir « la stabilité économique et la confiance ». Les Britanniques retiendront trois idées principales : « réparer les erreurs » ; « décisions difficiles » et « espoir ». Il a refusé de taper sur sa prédécesseuse mais a reconnu des erreurs et a promis de travailler à les dépasser. « La confiance se gagne et je gagnerai la votre », dit-il.
24 août, France. En préambule au conseil des ministres, le président français Emmanuel Macron prononce un discours clé de cette année dans lequel il annonce « la fin de l'abondance et d'une forme d'insouciance ». Il s'agit, selon lui de « la fin de l'abondance des liquidités, de produits, de technologies qui nous semblaient perpétuellement disponibles, la rupture de la chaîne de valeurs, la rareté de tel ou tel matériau technologique, la fin de l'abondance de terre ou de matière, celle de l'eau…». Il affirme : « nous avons le devoir de dire les choses, de les nommer, avec beaucoup de clarté et sans catastrophisme ». « Le moment que nous vivons, et nos compatriotes le vivent avec nous, peut sembler être structuré par une série de crises, plus graves les unes que les autres. Il se pourrait que d'aucuns verraient notre destin comme de gérer perpétuellement les crises et les urgences ». Nous retiendrons : « responsabilité » ; « travail » ; « devoir » et « clarté ». Six minutes ont suffi à Rishi Sunak et douze à Emmanuel Macron pour préparer les Britanniques et les Français à des moments difficiles. Ils ont anticipé les changements qu'on connait tous et balisé le terrain aux décisions impopulaires qu'ils décideront de prendre.
En Tunisie, tous les voyants sont au rouge, mais personne ne prépare les Tunisiens à des jours sombres. Pourtant les sujets épineux ne manquent pas. Le contenu des négociations avec le FMI, la levée partielle ou totale de certaines compensations, les pénuries des produits de base, la flambée des prix, la situation des enseignants suppléants, les élections législatives, le code électoral, la loi de finances, le drame de la migration clandestine… Oui, rien que ça… Etre dans l'ombre de l'omni-président Kaïs Saïed offre certes un certain confort mais n'enlève rien à la responsabilité du poste et au devoir de la mission dans le contexte actuel. Najla Bouden ne s'est pas exprimée après le drame de Zarzis ; elle n'a rien laissé filtrer des négociations avec le FMI ; elle n'a pas réagi au scandale des actes de torture dans la prison de Messaâdine ; elle n'a rien expliqué aux Tunisiens sur les pénuries d'essence, de lait, de tomates et de médicaments.
"Notre pays est confronté à une profonde crise économique et la crise est mondiale et que notre pays n'est pas en reste. J'exprime ma pleine conscience de la difficulté de la situation et je comprends que ce gouvernement aura du pain sur la planche pour redresser un pays en crise et restaurer la confiance. Après tout ce que nous avons vécu ces dernières années, nous avons de nombreux défis à relever. Je connais la haute fonction que j'ai acceptée et les responsabilités qui lui incombent. Les séquelles des crises précédentes sont toujours présentes, mais nous travaillerons à les relever. Des erreurs ont été commises, mais nous sommes là pour les réparer. Le contexte mondial affecte et affectera les chaînes d'approvisionnement dans le monde entier. Je placerai la stabilité économique et la confiance au cœur de l'agenda de ce gouvernement. Nous avons des décisions difficiles à venir. Les jours, semaines et mois à venir seront difficiles, mais nous y feront face ensemble et notre gouvernement placera l'intérêt du citoyen au-dessus de tout".
Voilà ce que Najla Bouden pourrait dire aux Tunisiens en leur expliquant ce que le gouvernement compte faire pour y remédier. Et en s'y tenant. Un discours de quelques minutes, sans avoir à se justifier en évoquant « le tribut de la décennie noire », ni « l'héritage laissé par les gouvernements qui se sont succédé » avant elle. Najla Bouden connaissait la situation avant de prendre les rênes –ou presque - du gouvernement. Elle savait à quoi s'en tenir. Lorsqu'on assume une responsabilité, on l'assume jusqu'au bout, ou on la refuse d'emblée. « Vous ne pouvez pas remettre en cause le moment, uniquement votre volonté » avait dit Rushi Sunak, quelques minutes après son investiture. Ne rien dire, c'est prendre les Tunisiens pour des idiots. Les Tunisiens mériteraient mieux…