En moyenne, le Tunisien consomme trente kilos de sucre par an, sous différentes formes. Cette moyenne dépasse légèrement la moyenne mondiale estimée à 25 kilos et est largement au-dessus de la moyenne recommandée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui est de neuf kilos par an par personne. Cette grande consommation de sucre fait de la Tunisie un pays importateur de ce produit de première nécessité. Le budget qui y est consacré pèse lourd sur les caisses vides de l'Etat, surtout que le sucre est subventionné et que la production nationale est loin de satisfaire l'appétence des Tunisiens pour ce produit dont l'abus de consommation n'est pas sans danger sur la santé. Dans ce contexte de crise économique, des voix s'élèvent appelant à promouvoir la production nationale de sucre et à réduire les importations avançant un fort potentiel de la filière de betterave sucrière et la nécessité de préserver les réserves en devises du pays. La filière sucrière nationale Selon l'observatoire national de l'agriculture (Onagri), la capacité nationale de raffinage du sucre est de l'ordre de 670 mille tonnes (dont 450 mille chez Tunisie sucre offshore, 180 mille chez la STS et 40 mille chez GINOR), toutefois, la quantité de sucre raffiné par la STS et destiné pour la commercialisation locale varie de 92 mille à 160 mille tonnes (chiffres de 2018). En 2022, l'usine de raffinage n'a produit qu'environ la moitié des besoins nationaux en sucre. L'Office du commerce a, alors, importé 244,1 mille tonnes de sucre pour 414 millions de dinars. La quantité de sucre importée à presque doublé en 2023 avec 370,2 mille tonnes de sucre pour 713,6 millions de dinars, sachant que le prix du sucre à l'importation a augmenté de 13,4%. En dépit de cette augmentation, l'Etat a préféré continuer dans la même approche et importer ses besoins en sucre pour pallier les pénuries occasionnelles et les perturbations de l'approvisionnement, au lieu d'investir davantage dans la filière de betterave sucrière. Le ministère de l'Agriculture a adressé, récemment, une note aux exploitants de cette filière leur interdisant la culture de la betterave sucrière pour la campagne 2023-2024, dans une logique de préservation des ressources hydriques, de plus en plus rares dans une Tunisie en proie à des épisodes successifs de sécheresse. Le président de l'Association des producteurs de betterave sucrière, Charfeddine Taghouti, nous a confirmé la nouvelle, non sans déception. À son sens, il existe des solutions pratiques qui permettent d'économiser de l'eau. Il suffit d'une récolte en avance en juin au lieu de septembre. Pour défendre cette culture, il ajoute qu'en comparaison avec d'autres légumes ou fruits qui consomment de grandes quantités d'eau telle que la pastèque, pour un mètre cube d'eau, nous aurons non seulement les cosettes dont l'industrie sucrière a besoin, mais également plusieurs autres produits tels que la mélasse et de l'ensilage.
La betterave sucrière, une mine d'or Une tonne de betterave sucrière peut fournir en moyenne jusqu'à 150 kilos de sucre naturellement blanc, même si son rendement reste tributaire de la qualité des sols et des facteurs climatiques ou encore les procédés de culture. Ce qui n'est point contraignant, en partie, car la qualité des sols en Tunisie est propice et l'expérience marocaine prouve qu'il existe des alternatives pour remédier à la problématique de la sécheresse comme les systèmes de nano-irrigation. Pour que les performances escomptées de cette culture soient atteintes, il faut tout de même, qu'elle soit accompagnée des techniques culturales appropriées. En outre, selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et la nutrition, la pulpe de betterave et la mélasse sont utilisées « pour la fabrication d'une vaste gamme de produits incluant (...) les aliments pour animaux, les bioproduits destinés à l'industrie (produits pharmaceutiques, plastiques, textiles et produits chimiques) et l'éthanol ». Les déchets de la betterave sont transformés en fourrage qui permet, à titre d'exemple, une économie de 200 kg d'aliments concentrés par vache laitière. Ses valeurs nutritionnelles ne sont pas à négliger surtout que les éleveurs souffrant de la hausse des prix de fourrage (la tonne de fourrage se vendait à 300 dinars en 2022) commencent à bouder la filière et à abandonner leur cheptel. La betterave sucrière est aussi un élément important de la rotation des cultures. Elle libère, dans le sol, des matières organiques qui contribuent à améliorer le rendement des cultures de blé. Selon une déclaration du commissaire régional au développement agricole à Kairouan, Mourad Ben Amor, à Mosaïque FM, la culture de la betterave sucrière permet d'augmenter le rendement des céréales de dix à quinze tonnes par hectare.
L'importation coûte moins cher Ces avantages ne semblent point convaincre l'Etat qui, selon le président de l'Association des producteurs de betterave sucrière, applique encore les mêmes mesures incitatives élaborées dans les années 80 au lancement de la filière. Selon l'Onagri, « les surfaces des emblavures de betterave à sucre ont varié durant les années 70 jusqu'aux années 90 entre 3 mille ha et 6 mille ha, pour rechuter à 500 h en 1999 ». Actuellement, les producteurs cultivent entre 500 et 1.800 hectares par campagne depuis 2012 avec un rendement moyen de 60 à 70 tonnes par hectare. Or, selon Charfeddine Taghouti, l'usine de transformation de sucre à partir de la betterave sucrière (Ginor) aurait besoin d'un minimum de 4 mille hectares cultivables pour assurer sa rentabilité et tourner à pleine capacité. En 2020, cette usine assurait 5% des besoins nationaux en sucre. Si les surfaces cultivées demeurent minimes en comparaison avec les besoins de cette usine, c'est parce que les agriculteurs, eux-mêmes, semblent préférer d'autres cultures maraîchères, plus rentables ; les mesures incitatives de l'Etat n'étant pas suffisantes. La filière a même été totalement abandonnée en 2000. « La décision d'abandonner la pratique de la culture de betterave à sucre a été prise (...) pour des raisons notamment liées à la non-justification économique de l'activité et à la forte concurrence des prix à l'importation de sucre blanc », lit-on dans un rapport de l'Onagri. Elle a été relancée plus tard en 2012 sous la pression sociale. Charfeddine Taghouti nous explique que la filière assure certes des emplois, mais reste peu profitable. Pour un hectare de betterave sucrière, il faut compter pas moins de neuf mille dinars de dépenses tous frais inclus, selon le président de l'Association des producteurs de betterave sucrière. L'Onagri affirme dans ce sens en se basant sur un rapport du ministère de l'Agriculture et de la GIZ, qu' « il serait nécessaire (...) de prévoir le réajustement des mesures incitatives pour les différents acteurs ».
Un investissement lourd En ces temps de crise, l'investissement serait, cependant, lourd. Si l'on se réfère aux chiffres avancés par M. Taghouti, les 4 mille hectares dont la Ginor a besoin pour assurer une bonne production, ne fourniraient en tout que 36 mille tonnes dans le pire scénario (4 mille hectares x 60 tonnes de betteraves par hectare x 150 kilos de sucre) et de 72 mille tonnes de sucre dans le meilleur scénario (4 mille hectares x 120 tonnes de betteraves par hectare x 150 kilos de sucre), sachant que la Ginor a une capacité maximale de production de 40 mille tonnes par an. Cela équivaut dans le premier cas de figure à 1/10 des besoins nationaux en sucre et dans le second à ⅕. Si l'Etat devait prendre en charge la production de betterave sucrière, cela lui coûterait pour les 4 mille hectares en question l'équivalent de 36 millions de dinars, sans parler du coût de transformation de la Beta vulgaris en sucre. En d'autres termes, en cas de mauvaise récolte, l'Etat aurait à dépenser pas moins de 360 millions de dinars pour assurer uniquement le 1/10 des besoins nationaux en sucre alors que l'importation de l'ensemble de ces besoins lui coûte, selon les chiffres de 2023, 730 millions de dinars. De plus, si l'on prend en considération l'expérience marocaine, dans le meilleur des scénarios, la production de betterave sucrière ne pourrait assurer que la quart des besoins nationaux en sucre. Au Royaume chérifien, la culture de la betterave à sucre occupe annuellement une superficie de 65 mille hectares environ et permet de produire près de 26% des besoins du pays en consommation de sucre. Pour le cas de la Tunisie et selon l'Onagri, l'extension des superficies emblavées en betterave à sucre à 4.500 ha pourrait assurer une production escomptée de betterave à sucre estimée à 400 mille tonnes ce qui assurerait à la Ginor un fonctionnement à pleine capacité et une production de 40 mille tonnes de sucre blanc. Des chiffres loin, bien loin de couvrir ce dont le pays a besoin pour nourrir les bouches avides de sucreries.