Sale temps pour le corps médical et pharmaceutique. Après une série de contrôles fiscaux, ayant touché les cliniques et les cabinets médicaux, des médecins et des pharmaciens ont été arrêtés pour trafic de psychotropes. A priori, selon la corporation, il n'y aurait aucun trafic, le médecin a prescrit des médicaments à des patients bien réels et les pharmaciens ont suivi à la lettre la procédure de vente des médicaments en question. Ça n'arrive pas qu'aux autres. La répression, quand elle touche un pan de la société, finit inévitablement par toucher d'autres pans. C'est une règle immuable. Pendant longtemps, les médecins et pharmaciens regardaient sans broncher la répression frappant les hommes politiques, les magistrats, les avocats, les syndicalistes, les commerçants et les journalistes. C'est maintenant leur tour d'être dans le viseur du régime de Kaïs Saïed. Après une bonne campagne de contrôles fiscaux ayant ciblé, ces derniers mois, des cliniques et des cabinets médicaux, les corps médical et pharmaceutique ont été secoués ces derniers jours par une vague d'arrestations de médecins et de pharmaciens. On les accuse, ni plus ni moins, de trafic de psychotropes. Mercredi 31 janvier, le tribunal de première instance de la Manouba annonce l'arrestation d'un médecin et d'un pharmacien dans le cadre du démantèlement d'un réseau de trafic de psychotropes. Plus tôt en janvier, un psychiatre de l'hôpital du Kef a été arrêté dans le cadre d'une autre enquête de trafic de psychotropes. En novembre, ce sont une psychiatre, une secrétaire médicale, un préparateur en pharmacie qui sont arrêtés dans le cadre d'un autre trafic qui implique également un médecin, actuellement en fuite. Dans toutes ces arrestations, il y a réellement des coupables si l'on se tient aux aveux de certains médecins et pharmaciens d'être réellement impliqués dans un trafic de psychotropes. Mais il y a également des innocents, si l'on se tient aux propos des instances dirigeantes des pharmaciens.
Ces dernières sont montées au créneau par la voix de l'Ordre des pharmaciens et le syndicat des pharmaciens d'officine. Dans un communiqué daté du 6 février 2024, le syndicat des pharmaciens d'officine dénonce les arrestations ayant frappé leurs membres et rappelle que la corporation est protégée par les lois 55-73 et 69-54 ainsi que la circulaire du 11 avril 2013 du ministère de la Santé. Idem du côté de l'Ordre des pharmaciens qui a rappelé les différentes procédures suivies par les pharmaciens leur permettant de vendre des psychotropes. Des procédures qui imposent que les psychotropes ne soient vendus que sur la présentation d'une ordonnance bleue numérotée délivrée par le médecin. Le pharmacien tient un registre dans lequel il inscrit les noms du médecin, du patient et du médicament donné. Obligatoirement, la pharmacie qui délivre le médicament doit être du même gouvernorat que le médecin ayant délivré l'ordonnance ou celle de l'adresse du patient. Le pharmacien rend ensuite compte, chaque trimestre, au ministère de la Santé des ordonnances remises ce qui permet la traçabilité et le contrôle. Evidemment, ce système de registre semble archaïque en cette ère du tout digital. L'ordre des pharmaciens a développé il y a deux ans, à ses frais, une plateforme pour la gestion des substances toxiques et dangereuses, mais le ministère ne l'a toujours pas déployée. N'empêche, c'est ce système archaïque qui est en cours actuellement et qui semble être suivi religieusement par l'ensemble des officines, du moins l'écrasante majorité.
Si l'on n'exclut pas qu'il y ait quelques pharmaciens et médecins voyous qui exploitent les failles de ce système, il est quand même étrange de relever la concomitance des arrestations qui ont lieu dans plusieurs régions du pays. On ne peut pas, non plus, ne pas écouter les pharmaciens qui crient leur innocence et qui font observer qu'ils ont suivi la procédure à la lettre. Il ne peut pas leur être reproché de délivrer des psychotropes, alors que c'est leur profession qui exige cela et qu'ils sont protégés par la loi encadrant cette profession. La question est de savoir s'il s'agit d'erreurs judiciaires ou de coups d'éclat subits des autorités qui, du jour au lendemain, brillent par leurs démantèlements successifs de réseaux de trafics de psychotropes. L'Ordre des pharmaciens et le syndicat des pharmacies d'officine tiennent le même discours. Leurs affiliés seraient innocents des accusations infâmantes. À les entendre, les autorités n'auraient pas tenu compte de la spécificité de la profession et sont tombées dans la facilité d'arrêter pêle-mêle, trafiquants, médecins et pharmaciens. Il est vrai que certaines des personnes arrêtées avaient sur elles des centaines de cachets et ont avoué faire du trafic. Mais cela impliquerait-il forcément la complicité de médecins et de pharmaciens ?
Le doute est permis et il se justifie par l'ambiance politique qui règne sur le pays depuis le putsch du 25 juillet 2021. Le régime de Kaïs Saïed a tendance à mettre tout le monde dans le même sac et à mélanger bon grain et ivraie. S'attaquant au commerce de gros et du détail, il a accusé injustement plusieurs commerçants d'être des spéculateurs. S'attaquant au commerce du pain, il a accusé injustement plusieurs boulangers d'utiliser la farine compensée pour vendre du pain onéreux. Après chaque campagne stigmatisante du régime, les corporations enregistrent les dégâts avec plusieurs fermetures de commerces. Il y a comme une méconnaissance du fonctionnement de certaines corporations et de la législation encadrant certaines professions. Les spécificités de ces professions exigent qu'elles ne soient pas considérées comme les communs des mortels et aient une législation spécifique. C'est le cas des médecins qui souscrivent des psychotropes et des pharmaciens qui les délivrent, mais c'est également le cas des journalistes qui ne sont plus poursuivis par le décret-loi 115 qui régit leur profession, mais par le décret 54 liberticide. Idem pour les avocats, les magistrats, certains hauts gradés sécuritaires, etc. On se rappelle encore de la très lourde condamnation sur la base de la loi anti-terroriste ayant frappé ce haut gradé de la brigade anti-terroriste parce qu'il a donné une information à un journaliste. Sous d'autres cieux, ce haut gradé aurait eu au maximum une sanction disciplinaire. Notre confrère Khelifa Gusemi, impliqué dans la même affaire, était protégé par le secret professionnel, imposé par la loi régissant son métier. Pourtant, il a été condamné à cinq ans de prison ferme. Idem du côté de plusieurs magistrats limogés injustement juste parce que leurs décisions ont déplu au régime. Que la même vague répressive ayant frappé plusieurs corporations frappe maintenant les pharmaciens et les médecins n'étonne qu'à moitié. Pas moins étonnant que les lois régissant une corporation soient écartées lors des procédures judiciaires. Cela s'est déjà vu sous ce régime qui a carrément jeté la constitution à la poubelle. Finalement, les médecins et les pharmaciens subissent quasiment la même chose que plusieurs autres corporations, avec des arrestations abusives et des contrôles fiscaux ciblés. Ils ont raison de monter au créneau et de dénoncer l'arbitraire et l'injustice qui les frappent. Sont-ils audibles ? Rien n'est moins sûr, car le régime appelle cela assainissement.