Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marouane El Abassi, est arrivé au terme de son mandat. Il part la tête haute, la conscience tranquille, le cœur lourd et le cerveau inquiet. Son successeur est loin de son niveau et risque d'être cannibalisé par le régime de Kaïs Saïed. À 64 ans, Marouane El Abassi peut être fier de son parcours. Notamment le dernier épisode et ses six ans passés à la tête de la Banque centrale où il a eu à faire avec trois régimes distincts et antinomiques. Il a commencé en 2017 avec le gouvernement de Youssef Chahed socio-libéral et son ministre des Finances - une vraie pointure - Mohamed Ridha Chalghoum. Quelque temps après les élections de 2019, le gouverneur a composé avec Elyes Fakhfakh, tout aussi socio-libéral, et son ministre des Finances - très talentueux - Nizar Yaïche. C'était bref, à peine six mois, mais ça a coïncidé avec l'énorme crise mondiale du Covid et ses répercussions dramatiques sur les économies nationales. Puis vint le gouvernement de Hichem Mechichi, tout aussi bref, dix mois, et toujours avec un bon ministre des Finances, Ali Koôli. Ici aussi, on suit la même politique, mélange de socialisme, libéralisme et mendicité auprès du FMI et grandes instances internationales. Pendant cette période 2017-2021, la politique gouvernementale était assez constante rendant plus facile le travail du gouverneur. La visibilité était mauvaise, certes mais les remèdes aux maux du pays étaient clairs, même s'ils n'ont pas été administrés. Là où ça a commencé à débander, c'est avec le gouvernement de Najla Bouden, une des pires locatrices de la Kasbah. Venue après le putsch du 25 juillet 2021, Mme Bouden dirigeait le bateau Tunisie comme un rescapé sur une planche de bois. Elle ne savait pas où aller, ni comment. Alors que son patron Kaïs Saïed lui ordonnait une politique totalement socialiste basée sur le protectionnisme et l'assistanat de l'Etat, Mme Bouden essayait naïvement et sans technicité de suivre le chemin du libéralisme. Alors que son patron lui demandait de tourner radicalement le dos aux politiques de ses prédécesseurs, Mme Bouden ne faisait que les plagier. Son successeur, depuis septembre 2023, Ahmed Hachani n'est pas en train de faire mieux. Malgré toutes ces politiques divergentes, et en dépit de l'amateurisme affligeant des deux derniers chefs du gouvernement, Marouane El Abassi a maintenu le cap suivant aveuglément une seule et unique politique : juguler l'inflation et maintenir le dinar à flot. Les analystes et observateurs sont unanimes, sans Marouane El Abassi, l'inflation en Tunisie aurait atteint les 50% et il aurait fallu quatre ou cinq dinars pour acheter un euro.
Avant le putsch du 25 juillet 2021, l'économie tunisienne titubait, mais arrivait, bon gré mal gré, à se maintenir. Le putsch et l'arrivée de piètres gouvernants à la Primature, ont mis à plat cette économie. Les agences internationales de notation étaient les premières à voir venir la catastrophe et ont commencé à dégrader la note tunisienne. Plutôt que d'affronter le problème et de travailler à le résoudre, Kaïs Saïed a tancé ces agences et s'est moqué d'elles. Il a estimé que les différentes politiques libérales suivies à ce jour par les pays développés ont montré leurs limites et qu'il fallait suivre une nouvelle vision. Cette vision anachronique et stupide de l'économie a laissé de marbre Marouane El Abassi qui a continué à conduire le paquebot de la Banque centrale comme il l'entendait et en toute indépendance. De quoi déplaire au régime putschiste qui a lancé ses « chiens » sur les réseaux sociaux pour attaquer la Banque centrale, son indépendance et son gouverneur. M. El Abassi est resté imperturbable, totalement hermétique aux attaques. Chaque fois que l'inflation montait, il travaillait à la faire descendre. Elle a même franchi les deux chiffres fin 2023, mais il a réussi à la faire replier à 7,8% en janvier 2024. Le dinar est resté stable, malgré la conjoncture et malgré le grand manque de confiance. Il s'agit là d'un exploit, d'un grand exploit que la Tunisie doit à Marouane El Abassi. Il était un des rares hommes d'Etat à garder la tête sur les épaules et à affronter la folie suicidaire du régime.
Mais là où le gouverneur a vraiment freiné la folie du régime, c'est quand il s'agissait de combler le déficit de l'Etat. Aussi bien du côté de Najla Bouden que d'Ahmed Hachani, le gouvernement a été tenté d'emprunter directement à la Banque centrale plutôt qu'aux banques. La tentation de faire marcher la planche à billets est également grande. Que faire face à un régime putschiste, aveuglé par ses idées et qui met ses opposants en prison à tour de bras ? En dépit du danger qui le guette personnellement, Marouane El Abassi a résisté et a dit non. Tacticien, il a évité les médias et les plateaux de télévision, comme l'aurait fait n'importe quel gouverneur de banque centrale, et a préféré jouer la pédagogie et le lobbying avec le président de la République. Il a beau être injurié à longueur de pages Facebook (notamment celles proches du régime), il n'a jamais répondu aux provocations conduisant calmement sa caravane en laissant les chiens aboyer. Las, le régime a décidé en janvier 2024 de passer en force en faisant voter une loi lui permettant d'emprunter directement à la Banque centrale quelque sept milliards de dinars sur dix ans, sans intérêts et avec trois ans de délai de grâce. Une opération qui ressemble comme deux gouttes d'eau à la planche à billets. L'argent perd de sa valeur d'une année à une autre et le fait de rembourser sans prendre en considération les intérêts, revient à dire que l'on est en train de rembourser moins que ce que l'on a emprunté. Marouane El Abassi n'a plus de voix au chapitre, le régime a décidé de continuer sa fuite en avant et de faire plonger la Banque centrale. Le timing est bien choisi, il coïncide avec la fin du mandat du gouverneur. Soit il accepte les nouvelles règles et son mandat est renouvelé, soit il déguerpit. Il a choisi de ne pas être complice préférant quitter le navire la tête haute. Parce qu'il a gouverné durant une période des plus dures de l'Histoire économique et financière de la Tunisie et parce qu'il a su résister à un régime anachronique despotique, Marouen El Abassi inscrit indéniablement son nom parmi les meilleurs gouverneurs que la Banque centrale de Tunisie ait connue, après Mustapha Kamel Nabli (limogé en 2012 parce qu'il a résisté au régime de la sinistre troïka), Taoufik Baccar (2004-2011), Mohamed El Beji Hamda (1990-2001) et Hédi Nouira (1958-1970).