Le Tunis politico-médiatique ne parle, en ce jeudi 29 février 2024, que de l'étrange et effrayant communiqué publié tard dans la nuit précédente par la présidence de la République. Entre lobbies malintentionnés, cercles d'influence colonialistes, agents sionistes ou à la solde de puissances étrangères et protestations provoquées avec de l'argent, on trouve de tout. Ce communiqué fait suite à une rencontre entre le président de la République, Kaïs Saïed, le ministre de l'Intérieur, Kamel Feki, le directeur général de la sûreté nationale, Mourad Saidane et le directeur général de la Garde nationale, Hassine Gharbi. Tour à tour, le chef de l'Etat évoque une série de dangers imminents qui guetteraient la Tunisie sous différents aspects.
Le début se fait avec les « lobbies de la corruption » qui vont profiter du mois de ramadan pour s'adonner au monopole et à la spéculation. Il évoque même des réseaux organisés qui auraient un double objectif : celui du gain et celui d'attiser la situation sociale. Cela fait des mois que le président de la République évoque ces lobbies sans pour autant qu'il y ait de condamnations fermes devant la justice et sans que le marché ne soit régulé. Le président évoque également des sommes d'argent qui seraient distribuées pour amener les Tunisiens à participer à des manifestations. « Les voitures ont été louées, les itinéraires ont été déterminés et les slogans qui seront brandis ont été mis en place, pourtant ces gens se présentent sous les traits de victimes et, comme à leur habitude, maquillent la vérité de mensonges en falsifiant des faits et en répandant des rumeurs », indique le communiqué de la présidence. L'allusion semble se diriger vers la manifestation nationale prévue par l'UGTT en ce samedi 2 mars. Le président de la République n'accuse personne nommément. Mais il semble sous-entendre que certains pourraient profiter de cette manifestation pour faire passer des messages hostiles au pouvoir en place. Quoi qu'il en soit, cette manifestation du 2 mars est le seul rendez-vous d'envergure qui existe sur le calendrier tunisien vu qu'aucun parti politique ou association ne dispose du pouvoir de mobilisation de la centrale syndicale.
À partir de là, c'est la page électorale qui s'ouvre puisque le président Kaïs Saïed, toujours sans nommer quiconque, s'attaque à de potentiels candidats à l'échéance présidentielle. Ainsi, il parle de candidats qui seraient soutenus par certaines capitales et même d'une personne derrière laquelle se cache une autre, elle-même soutenue par une autre capitale. « Le candidat qui se jette aux pieds des parties étrangères ne se soucie que de la partie qui lui a promis son soutien et il ne pense ni à l'intérêt du peuple tunisien ni à celui de la Tunisie. De plus, celui qui cherche le soutien et l'appui des cercles coloniaux est méprisé par ces mêmes milieux », tranche le chef de l'Etat. Le président Kaïs Saïed semble entamer une nouvelle étape de sa propre campagne présidentielle en s'attaquant à de potentiels adversaires et en affirmant qu'il s'agit de traîtres à la solde puissances étrangères. Après les visites-surprises dans différents lieux et les discours populistes prononcés à toute occasion, la campagne passe aujourd'hui à une vitesse supérieure en visant directement de potentiels adversaires. Des adversaires qui ne seront jamais nommés, évidemment.
Poursuivant dans la même veine, le président de la République, Kaïs Saïed, parle de la sécurité extérieure de la Tunisie dans un discours volontairement alarmiste. Reprenant une question chère au cœur des Tunisiens, le président fait appel à la cause palestinienne affirmant qu'« certain nombre de personnes qui prétendent être aux côtés du peuple palestinien étaient des informateurs et le sont toujours, et qu'ils reçoivent des sommes d'argent de l'agresseur sioniste ». Selon le président de la République, il existerait des agents sionistes qui devraient être poursuivis par les tribunaux tunisiens. Le communiqué présidentiel enchaine en parlant d'un candidat qui aurait avoué, en 2019, être soutenu par le mouvement sioniste et qui « est aujourd'hui un opposant à l'étranger recevant encore des millions de ce même mouvement pour nuire à son pays. Parmi les méthodes auxquelles ils ont recours, figurent des médias, des émissions qu'ils s'apprêtent à lancer et des pages sur les réseaux sociaux ». L'allusion semble ici se diriger vers l'ancien candidat à la présidentielle en 2019, Nabil Karoui. Une grosse polémique avait entaché la campagne de M. Karoui quand des liens avec un ancien officier sioniste, du nom de Ari Ben Menashi, avait été révélés. Nabil Karoui aurait fait appel aux services de ce lobbyiste dans le cadre de la campagne présidentielle de l'époque. Plusieurs opposants actuels n'ont pas manqué de rappeler que ces soupçons n'avaient pas empêché le président de la République, Kaïs Saïed, fraichement élu, de recevoir son adversaire au palais de Carthage. Le long communiqué de la présidence de la République finit par évoquer une personne « qui se présente comme un expert dans la politique et les stratégies et qui s'est auparavant présenté sur la liste d'un parti soutenu par le sioniste qui se promenait en toute liberté dans les couloirs du palais du Bardo (le parlement) dictant ses instructions pour faire éclater l'Etat et la société ».
Si l'on en croit les propos contenus dans le communiqué présidentiel, la Tunisie et son Etat seraient assaillis de toutes parts par divers ennemis cachés ou révélés. Entre perturbation de l'approvisionnement, manifestations payées d'avance, influence de cercles coloniaux et activité d'agents sionistes, tout est passé en revue pour démontrer que le pouvoir actuel est la cible de tous les « méchants » que l'on peut identifier. La gravité des informations dont fait état le communiqué devrait suffire à enclencher des dizaines d'enquêtes et d'informations judiciaires contre ceux qui comploteraient ainsi contre la Tunisie. Parallèlement, cela permet aussi de réaffirmer l'image d'intégrité du président de la République et de dépeindre l'ensemble de ses adversaires passés et potentiels comme étant des traitres à la nation, affiliés à des puissances extérieures ou au mouvement sioniste. Le chef de l'Etat lance, à sa manière, sa campagne électorale en s'attaquant à ses adversaires et surtout, en se présentant comme le seul rempart possible contre les divers dangers existentiels qui guettent la Tunisie. L'histoire du « péril imminent » qui avait permis de justifier toutes les décisions prises le 25 juillet 2021, semble être remise en service.