À chaque fois qu'il y a quelque chose qui ne marche pas, le président de la République accuse de mystérieux lobbies d'être à l'origine du sabotage. Pénurie, inflation, intox, grands projets d'infrastructure, ces lobbies frappent partout, si l'on se tient au discours présidentiel. En supposant que ce que dit Kaïs Saïed soit la vérité absolue, comment alors expliquer que l'Etat n'a pas réussi à annihiler ces lobbies qu'il dit bien connaitre ? Mercredi 27 mars 2024, le chef de l'Etat préside une réunion au palais de Carthage, consacrée à l'examen du projet relatif à la cité médicale de Kairouan. Au cours de la réunion, il a évoqué « les difficultés rencontrées dans le lancement du projet de la cité médicale de Kairouan. Ce grand projet a été entravé depuis 2020, et certaines parties continuent de manœuvrer avec des parties internes et étrangères pour retarder sa réalisation », d'après le communiqué de Carthage. Pour l'Histoire, ce projet fait partie de l'une des toutes premières promesses de Kaïs Saïed. Lors de l'unique interview qu'il a donnée depuis son élection (c'était à l'occasion de ses cent premiers jours), il a annoncé le 30 janvier 2020 la création prochaine d'une ville sanitaire de Kairouan. « Les études sont presque prêtes pour ce projet. Je vais essayer de trouver les financements nécessaires. Je ne sais pas quand exactement tout cela verra le jour mais je veillerai à sa réalisation », a-t-il dit. Il nomme par la suite une commission chargée de la mise en œuvre de ce projet et préside sa première réunion le 10 juillet 2020 en soulignant que la cité va permettre de créer cinquante mille emplois. Il précise que ce projet sera suivi de projets similaires pour deux autres cités médicales, dont l'une sera située au sud de la Tunisie et l'autre au nord. Le 27 février 2021, il se rend à Kairouan pour inspecter le terrain sur lequel devrait être érigé la cité. Le 28 janvier 2022, il annonce dans un décret la création d'une unité de gestion par objectifs pour la mise en place du projet. Outre la cité médicale, il y a également le CHU de Kairouan. Alors ministre de la Santé, Saïd Aïdi a parlé de ce CHU depuis 2015. Un protocole d'accord entre la Tunisie et l'Arabie saoudite a été signé en octobre 2017 et il est question que le royaume wahhabite le finance via un don de 85 millions de dollars (cent millions selon d'autres sources). À ce jour, il n'y a eu que la porte extérieure du CHU qui a été construite.
Si l'on se tient au communiqué du 27 mars de la présidence, le projet de construction de la cité médicale de Kairouan est bloqué à cause de lobbies qui manœuvrent avec l'intérieur et l'extérieur. La même excuse a été maintes fois présentée par le président de la République quand il parlait des pénuries de différentes denrées alimentaires, d'inflation, de migration clandestine, de politique politicienne. À chaque fois, il parle de lobbies qu'il connait et que le peuple connait. Petit pays de dix millions d'habitants, la Tunisie ne peut pas compter des centaines de lobbies. Ceux connus du grand public, puisque Kaïs Saïed dit que le peuple les connait, sont en prison depuis plusieurs mois voire des années. On parle des islamistes en premier lieu, mais également des destouriens, de Kamel Letaïef, Chafik Jarraya, Mehdi Ben Gharbia, Marouen Mabrouk, Maher Chaâbane, Riad Ben Fadhel et quelques autres qui se comptent sur les doigts de la main. Qui d'autre ? On n'en voit pas, s'il y en a, c'est que le peuple les connait. Mais peu importe que le peuple connaisse ces lobbyistes ou pas, Kaïs Saïed dit les connaitre et cela est largement suffisant pour s'interroger pourquoi il ne les arrête pas. Et, surtout, pourquoi les problèmes de la Tunisie n'ont pas cessé avec les autres lobbyistes déjà en prison ? Un projet comme la cité médicale de Kairouan, qui fait partie des priorités annoncées par Kaïs Saïed depuis 2024, aurait dû s'achever aujourd'hui. Admettons qu'il y ait des lobbies derrière ce retard, pourquoi le chef de l'Etat ne les a pas arrêtés puisqu'il les a identifiés ? Et s'ils sont déjà arrêtés, pourquoi le projet n'a pas démarré, alors qu'il y a une commission ad-hoc dont font partie des organismes de l'Etat, dont l'armée ? Partant du principe que ce que dit Kaïs Saïed est la vérité absolue, la conclusion est que ces lobbies (inconnus du grand public et connus du chef de l'Etat) sont plus puissants que l'Etat, y compris son armée ! Est-ce raisonnable ? Par moments, changeant son fusil d'épaule, il a accusé de négligence et d'incompétence ministres et grands directeurs (qu'il a lui-même nommés) limogeant à tour de bras. Depuis 2021, Business News a décompté 74 licenciements. Il y en a beaucoup plus, sans aucun doute. Est-ce raisonnable ?
La vérité, connue d'un large pan de Tunisiens, est que Kaïs Saïed se cache derrière les hypothétiques lobbies pour justifier son échec. "On peut tromper une personne mille fois. On peut tromper mille personnes une fois. Mais on ne peut pas tromper mille personnes, mille fois." Kaïs Saïed peut répéter indéfiniment que les lobbies sont coupables de ses échecs, il n'est plus crédible. Les personnes avisées le savent depuis toujours. Les moins avisés ont continué à croire le président jusqu'au moment où il accusé les lobbies d'être derrière des pénuries de produits dont l'Etat détient le monopole d'importation. Les plus crédules ont continué à accuser les lobbyistes notoires (notamment les islamistes) de mettre des bâtons dans les roues du président. Mais puisque ces derniers sont en prison et que les problèmes ont persisté, même ces crédules n'arrivent plus à croire aux victimisations présidentielles. Restent les opportunistes et les laudateurs zélés qui continuent encore à parler de lobbies pour justifier les échecs. Mais ils ont beau les accuser sur tous les plateaux de médias et les réseaux sociaux, ils ne savent plus quoi dire quand on leur rappelle le grand échec de l'Etat à affronter ces mystérieux lobbies. En dépit de ces évidences, Kaïs Saïed ne désespère pas et continue à user du même discours complotiste. Un point commun à tous les politiciens populistes qui prennent leur peuple pour des idiots. Il a beau multiplier les réunions ministérielles, il a beau limoger les commis de l'Etat, il reste une constante depuis plus de quatre ans, son échec cuisant à choisir les bonnes personnes aux endroits qu'il faut et son incapacité à trouver des solutions concrètes aux problèmes réels des Tunisiens.