Elle est par excellence l'affaire publique numéro 1 et intéresse l'opinion nationale et internationale. Ne sachant plus que faire pour l'étouffer, tant elle est scandaleuse, le régime de Kaïs Saïed s'est mis à harceler les journalistes pour qu'ils cessent de traiter l'affaire de complot contre l'Etat dans leurs médias. Et vu que les scandales judiciaires fuitent de toutes parts, il a élargi son interdiction pour que l'on taise une nouvelle affaire, celle de Mabrouk Korchid. Cacher la poussière sous le paillasson. C'est avec cette technique vieille comme le monde, et si chère à toutes les techniciennes de surface sans conscience, que le régime traite les affaires judiciaires qui intéressent le plus l'opinion publique nationale et internationale en ce moment. La première affaire est celle dite de complot contre l'Etat dans laquelle sont impliqués une bonne trentaine d'hommes et femmes politiques de premier rang, dont une vingtaine croupit en prison depuis plus de quatorze mois. La seconde est celle de l'ancien ministre et ténor du barreau Mabrouk Korchid dont la famille a été fortement malmenée à la suite de son évasion du pays il y a quelques jours. Les deux affaires n'ont visiblement aucun point commun, si ce n'est qu'elles ont été toutes les deux traitées par la célèbre journaliste d'IFM Khouloud Mabrouk, réputée pour son professionnalisme et son sérieux. C'était suffisant pour que la dame soit convoquée, comme une criminelle, par la 5e brigade de l'Aouina pour y être interrogée plusieurs heures sur les raisons qui l'ont poussée à faire son travail.
La convocation de Mme Mabrouk ne vise pas sa personne, elle vise l'ensemble de la corporation journalistique qui commence à irriter sérieusement le régime de Kaïs Saïed. Il y a plusieurs mois, par l'intermédiaire d'un parquet aux ordres, il a sommé les médias de ne plus traiter l'affaire de complot contre l'Etat. L'ordre a été religieusement respecté par l'ensemble des médias publics, mais très peu suivi par les médias indépendants qui tiennent à un minimum de professionnalisme et de respect envers leur public. Il y a tellement d'aberrations, de vices de procédures et de contradictions dans cette affaire, selon les avocats, qu'il est impossible de ne pas l'évoquer médiatiquement. Chose d'autant plus impossible que les avocats des prévenus ne cessent de multiplier les déclarations et les publications sur les réseaux sociaux pour dénoncer l'injustice du régime et l'incarcération, au-delà des délais légaux, de leurs clients. Pour justifier son interdiction, le régime évoque une loi qui empêche le traitement public de toute affaire judiciaire avant qu'elle ne soit présentée devant une cour lors d'un procès en bonne et due forme. Il est vrai que la médiatisation des détails de l'instruction et du rapport de fin d'instruction est interdite, et pas qu'en Tunisie, mais cela ne touche que les affaires privées. Dès lors qu'une affaire touche les derniers publics et/ou un personnage public, l'usage a toujours été, de par le monde, de l'évoquer médiatiquement et d'en faire la une des journaux. C'est pour cela que, périodiquement, on entend parler du scandale sexuel de tel acteur et de la corruption supposée de telle ministre. L'affaire de complot contre l'Etat n'est pas une affaire judiciaire ordinaire, elle est une affaire politique qui intéresse l'opinion publique. Dès lors, le régime a beau chercher à l'étouffer, il ne peut pas être obéi, tant la pression publique est grande. Il y a, par ailleurs, une autre raison qui empêche les médias de respecter l'interdiction venue d'en haut, c'est que le régime lui-même est en train d'évoquer l'affaire de complot contre l'Etat. Dans les plateaux radiophoniques et télévisés, ainsi que sur les réseaux sociaux, les propagandistes de Kaïs Saïed multiplient les accusations fallacieuses et les mensonges grossiers contre les prévenus de l'affaire. Il est donc normal que les avocats de ces derniers se défendent et que les médias indépendants les relaient. Pourquoi l'interdiction touche-t-elle les médias et non les partisans du régime ? Le plus grotesque est que le président de la République lui-même a violé l'omerta que son régime cherche à imposer en évoquant l'affaire de complot contre l'Etat à plusieurs reprises dans ses interventions publiques.
Ce qu'entreprend le régime de Kaïs Saïed n'a rien d'exclusif à vrai dire. En ce moment même, aux Etats-Unis, la justice américaine a interdit à l'ancien président Donald Trump d'évoquer médiatiquement l'une de ses affaires judiciaires. Ce dernier ne s'est pas, pour autant, soumis aux diktats du juge et a évoqué son droit constitutionnel à la libre parole. « La justice a demandé à l'ex-président de garder le silence sur l'affaire Stormy Daniels et ses protagonistes, sans y parvenir. L'accusé plaide la liberté d'expression », écrit Le Monde dans son édition du 23 avril 2024. « Tout le monde a le droit de parler et de mentir à mon sujet, mais je n'ai pas le droit de me défendre », se plaignait le candidat républicain, continuant à défier le tribunal. En dépit de l'interdiction judiciaire, tous les médias américains et internationaux ont continué à donner la parole à M. Trump et à évoquer l'affaire. C'est une évidence, il y a des affaires que l'on ne peut pas étouffer, tant elles intéressent l'opinion. Pour ce qui est de celle de complot contre l'Etat, elle intéresse l'opinion publique et les médias à plus d'un titre. Tout d'abord, parce qu'elle touche les personnalités politiques les plus célèbres. Ensuite, parce que plusieurs estiment qu'il s'agit d'une affaire politique fomentée de toutes pièces par le régime et, qu'en vérité, il n'y a pas de réel complot, mais juste de l'activisme politique ordinaire d'opposants au régime qui cherchent à déloger Kaïs Saïed par les voies démocratiques classiques. Pour toutes ces raisons, il est tout à fait normal que l'opinion s'y intéresse et que les quelques rares médias encore indépendants et libres en parlent.
Las d'être désobéi et ne sachant plus que faire, le régime de Kaïs Saïed a convoqué mercredi 24 avril la journaliste Khouloud Mabrouk, interrogée plusieurs heures par la 5e brigade centrale de la Garde nationale de l'Aouina. Elle devait s'expliquer pourquoi elle a interviewé, la veille, Samir Dilou, avocat de plusieurs prévenus dans l'affaire du complot, alors qu'il y a une interdiction de traitement du dossier. Elle devait également s'expliquer pourquoi elle a interviewé l'avocat et ancien ministre Mabrouk Korchid, qui a fui le pays il y a quelques jours n'ayant nullement confiance en la justice tunisienne. Pour le régime, la journaliste n'avait pas à interviewer un fugitif. Nonobstant le fait qu'il n'y a aucune loi en Tunisie qui interdit d'interviewer les fugitifs et les évadés, le régime de Kaïs Saïed prouve, une nouvelle fois, qu'il vit à une autre époque. Les plus grands criminels du monde ont été interviewés alors qu'ils étaient fugitifs. Cela va du terroriste Oussama Ben Laden aux célèbres narcotrafiquants El Chapo et Pablo Escobar ou encore plus récemment, l'ancien président de Nissan, Carlos Gosne dont l'évasion spectaculaire avait fait la Une des médias du monde entier. En faisant convoquer Khouloud Mabrouk, le régime de Kaïs Saïed a obtenu l'exact contraire du résultat escompté. Il n'a pas intimidé les médias indépendants et n'a pas étouffé les deux affaires, il a donné l'occasion pour qu'ils en parlent davantage. Mercredi 24 et jeudi 25, tous ces médias indépendants ne parlent que de Mme Mabrouk, de M. Korchid et de l'affaire de complot et ses multiples aberrations et violations de la loi. Le régime semble ignorer une règle séculaire qui est que la vérité ne peut jamais être étouffée et qu'il est inutile, totalement inutile, de mettre la poussière sous le paillasson.