Dans la marée nauséabonde des réseaux sociaux tunisiens, la part belle est donnée ces derniers jours aux migrants subsahariens. Des dizaines de publications sont consacrées au sujet de l'immigration massive des « Noirs » qui, à les lire et à les entendre, seraient en train d'envahir la Tunisie. La particularité de ces publications (qu'elles soient sur Facebook ou sur Tiktok) c'est qu'elles appartiennent majoritairement à des personnes et des groupes réputées proches ou partisanes du régime putschiste de Kaïs Saïed. Les publications sont abjectes, des plus abjectes. Elles parlent de maladies contagieuses ramenées du sud du Sahara, de bagarres entre migrants noirs et autochtones, du danger imminent du changement démographique de la société tunisienne, d'un complot international ourdi par d'obscures puissances étrangères et mis à exécution par des ONG locales, du vol des emplois des Tunisiens, de la présence certaine de terroristes parmi les migrants (dont ceux de Boko Haram), etc. Certains font appel au président de la République pour qu'il déclare l'état d'urgence et annonce l'alerte générale et attirent son attention sur le laisser-aller des autorités face à ces migrations massives et le transfert de fonds suspects au profit des ONG et des « Africains ». D'autres proposent le lancement d'une campagne « dégage » à l'encontre de tout « noir » qui circule dans nos rues, la programmation de charters et l'annulation de tous les accords signés avec l'Union européenne à propos de la migration clandestine.
Ce qui est à relever, c'est que plusieurs de ces pages appelaient, il y a seulement quelques mois, à voter une loi contre la normalisation avec Israël. Aussitôt le sujet enterré par la présidence et l'assemblée, ces pages ont cessé de parler de normalisation et de crimes sionistes. Ce qui est également à relever, c'est ce point commun entre toutes ces pages, elles parlent toutes au nom du peuple tunisien, de tout le peuple tunisien et prétendent que ce qu'elles proposent émane d'une profonde revendication populaire. Leurs propriétaires se présentent comme des leaders d'opinion, des analystes et/ou activistes politiques ou des présidents ou membres d'organisations fantoches. Enfin, il y a une dimension de politique politicienne sur laquelle on ne peut faire l'impasse. Ces pages proposent, ni plus ni moins, de faire reporter l'élection présidentielle car son timing est mauvais puisqu'il coïncide avec « l'invasion » de la Tunisie par les Subsahariens. Les personnes derrière ces pages et cette sordide campagne ont beau avoir un égo surdimensionné, croire être des porte-paroles du peuple tunisien et suivies par la présidence et le pouvoir, elles ne représentent qu'elles-mêmes. Non seulement personne ne les a mandatées pour parler au nom du peuple, mais elles sont loin, très loin, de représenter un avis majoritaire. Elles sont bruyantes, c'est certain, mais elles n'ont d'influence que sur les âmes charitables et les gogos. La preuve est que leurs appels incessants n'ont pas d'impact réel sur le terrain. En revanche, il y a lieu de s'interroger si elles ont de l'influence sur certaines sphères du pouvoir, à commencer par le président de la République lui-même. On sait, hélas, que ce dernier est sensible aux réseaux sociaux et il lui est arrivé de prendre pour de l'argent comptant les intox qui s'y publient.
Théoriquement, quand on gouverne un pays, on s'occupe du terrain et non des réseaux sociaux. Sur le terrain, force est de constater qu'il n'y a aucune invasion en Tunisie. Ni de Subsahariens, ni de Syriens, ni de martiens. Cela se voit à l'œil nu, il n'y a pas plus de Subsahariens à Tunis, Sfax ou Tataouine qu'à Paris, Londres, Amsterdam ou Stockholm. En chiffres, le nombre total de migrants subsahariens irréguliers (nouveau terme pour désigner les clandestins), est estimé à cent mille personnes. Le chiffre est donné par Mostafa Abdelkebir, président de l'Observatoire tunisien pour les Droits de l'Homme, une personne réputée sérieuse, mesurée et sensée. Cent mille migrants irréguliers sur une population de plus de dix millions d'habitants, cela représente moins de 1%. On ne peut pas décemment parler d'invasion et encore moins de changement démographique à cause de 1%, dans un pays qui accueille, chaque année, quelque neuf millions de touristes. Il n'y a pas plus de clandestins en Tunisie qu'en France qui compterait 700.000 clandestins pour une population de 68 millions d'individus. Toujours sur le terrain, et à part quelques Tunisiens qui croient être d'une race supérieure, les migrants subsahariens ne sont pas rejetés par la population. Qu'ils soient irréguliers ou pas, on les voit travailler dans les arrière-cuisines des restaurants, dans les chantiers de maçonnerie ou de plomberie, dans les jardins ou dans les maisons en tant qu'aides ménagères. Ils font le bonheur de leurs employeurs (parfois très opportunistes) tant ils sont productifs et pas du tout revendicatifs. Qu'il y ait quelques incidents par ci, par-là, cela est peut-être vrai, mais les incidents entre Subsahariens et Tunisiens ne sont pas plus nombreux qu'entre Tunisiens. On ne dispose pas de chiffres, mais il semble que la majorité des migrants parmi nous sont bien intégrés et que, malgré cela, ils considèrent la Tunisie comme une terre de transit et non une terre d'asile définitif. L'objectif final d'une majorité d'entre eux est d'aller en Europe rejoindre un frère, un cousin ou un ami. Partant, la Tunisie n'a pas à jouer l'agent de police des frontières européennes. Au-delà de tous les chiffres et des aspects mercantiles et politiques, la Tunisie a une tradition d'accueil séculaire qu'on se doit de préserver, car elle fait partie de notre identité et de notre culture. Le Tunisien est réputé pour être accueillant et bienveillant. Ce n'est nullement un hasard que l'on soit un pays touristique. À ce titre, et rien qu'à ce titre, les Subsahariens sont les bienvenus en Tunisie, encore et toujours, quoique pensent les aficionados de Kaïs Saïed. Les Subsahariens sont nos amis, nos frères et nos sœurs et ils/elles le demeureront.
Au vu de ces chiffres et de ces données, la conclusion s'impose d'elle-même. Les publications abjectes des réseaux sociaux sont en train d'exploiter le sujet des migrants irréguliers pour obtenir des objectifs politiques tuniso-tunisiens. Elles l'utilisent pour occuper l'espace virtuel et faire oublier les véritables préoccupations du peuple, à savoir l'inflation, les pénuries, l'échec cuisant du mandat de Kaïs Saïed ou encore la normalisation. Les propriétaires de ces pages tentent de faire croire qu'ils représentent une opinion majoritaire dans le pays et, qu'à ce titre, ils peuvent demander au chef de l'Etat le report de l'élection présidentielle. En vérité, ces propriétaires ne cherchent qu'à servir les intérêts du régime et celui personnel de Kaïs Saïed. Ce dernier a conclu des accords avec l'Union européenne, et particulièrement Giorgia Meloni, et veut les exécuter sur terrain. Pour réaliser cet objectif, il faut faire avaler au peuple la pilule de l'invasion de migrants subsahariens. Comme le président n'est pas vraiment soutenu par les médias influents, à ce sujet, ces propriétaires se proposent de le soutenir sur les réseaux sociaux. La question est de savoir si ces propriétaires font leur exercice de leur propre chef ou s'ils ont reçu une consigne du chef de l'Etat. Peu importe, le résultat est le même et on fait face à des publications abjectes et racistes dont la liberté de ton et l'impunité pourraient faire saliver Eric Zemmour et Marine le Pen. Des publications qui ne collent pas avec la réalité du terrain et sont à l'exact opposé de la culture d'accueil des Tunisiens.