Avec son ironie habituelle, si l'histoire nous apprend encore quelque chose, c'est que les peuples n'apprennent pas forcément de leur histoire. Nous avons vu cela avec les Israéliens qui reproduisent l'horreur de la Shoah aux civils à Gaza et nous sommes en train d'assister à la même chose de la part des Tunisiens face aux Subsahariens. Deux phénomènes parfaitement incomparables, mais qui nous prouvent que les peuples n'ont pas de scrupule à faire subir aux autres ce qu'on leur a, eux-mêmes, fait subir. Nous ne connaissons pas encore le nombre exact de migrants irréguliers venus de pays d'Afrique subsaharienne sur nos terres ces derniers mois. Au lieu de quantifier le problème, afin de mieux s'y attaquer, le pouvoir préfère jouer la carte complotiste…encore uns fois. Les chiffres les plus crédibles évoquent la présence de 80 à cent mille clandestins en Tunisie. Mais, il est pratique pour le pouvoir de ne pas donner de chiffres officiels. Ceci permet de profiter des rumeurs propagées sur la toile et de nourrir les théories complotistes en tout genre. Notre gestion du dossier des migrants clandestins ne nous montre pas sous notre meilleur jour. Le chef de l'Etat donne libre court à sa pensée complotiste pour évoquer « un plan criminel visant à métamorphoser la composition démographique de la Tunisie ». Des dirigeants – comme la députée Fatma Mseddi – brillent encore une fois par leur ignorance en proposant des solutions inutiles dans un racisme décomplexé. La toile, elle, se déchaîne en véhiculant des messages de haine enrobés d'intox. Un tableau loin d'être des plus réjouissants. La position du pouvoir n'aidant pas, les discours présidentiels étant plus diviseurs que jamais. « Les migrants subsahariens sont certes des victimes, mais la Tunisie n'est pas responsable de leur misère […] la Tunisie ne sera pas une terre pour implanter ces gens-là. Elle ne sera pas une terre d'accueil pour eux », avait déclaré le président hier en réunion du conseil de la sécurité. Kaïs Saïed est allé jusqu'à accuser les ONG qui les défendent d'être des « traitres et des mercenaires », pointant du doigt, comme toujours, l'argent sale : « L'affluence de centaines de personnes au quotidien se fait parallèlement à l'affluence de l'argent provenant de l'étranger par milliards ». La position officielle est limpide. Elle est non seulement hostile, mais aussi violemment clivante. Toute cette tension officielle ne fera que rendre la cohabitation avec ces migrants clandestins, eux-mêmes dans un état de grande détresse, impossible. La tension ne peut être créatrice que de tensions et la violence, engendrer encore plus de violence. Ce n'est pas du tout ce que les citoyens, las de cette situation de désordre provisoire, réclament. Loin de là. Toute cette hostilité et la gestion tendue de ce dossier, qui n'est pourtant pas né d'hier, ni de l'année dernière, ne fait que prouver une ignorance évidente et une incapacité à placer les choses dans leur contexte. Il est en effet ridicule de penser que le pays est visé par un vaste complot de nature démographique. Cette vague migratoire émane, comme partout dans le monde, d'un contexte économique, social et politique global. Ceci n'est en rien différent des milliers de Tunisiens qui ont pris le large depuis 2011 pour s'entasser sur les côtes de Lampedusa. On n'avait de cesse de réclamer un traitement humain pour ces migrants tunisiens – pourtant illégaux – et de s'indigner contre le traitement inhumain qu'ils avaient dû subir. Les Subsahariens ne méritent pas moins de notre part.
Comme le dit si simplement l'excellent Zyed Krichen dans sa chronique radio : « il faut un dialogue apaisé sur la question ». Ceci est évident, mais loin d'être aussi simple sur le terrain. La question migratoire a, à la fois, fait ressortir le racisme latent de la société tunisienne, mais aussi permis de relancer les questions identitaires cycliques qui se ravivent à chaque occasion. Les Tunisiens se sont brusquement rappelé qu'ils étaient eux aussi Africains, et non seulement maghrébins, méditerranéens, arabes et musulmans… Autant dire que le débat sur la situation migratoire est tout sauf un simple problème qui sera résolu en l'espace de quelques semaines – ou mois – au moyen de la matraque sécuritaire. Surtout que la solution sécuritaire, partout où elle a fait son passage, ne s'est jamais réellement révélée efficace.
Comme à chaque fois, le pouvoir attend que la situation devienne insoluble pour commencer enfin à chercher des solutions. Nous avons vu cela avec plusieurs autres dossiers critiques, dont celui du stress hydrique. Il est plus que jamais temps d'apaiser les tensions afin de s'attaquer, enfin, au cœur du problème…de manière non seulement apaisée, mais aussi durable.