Des manifestations se sont tenues, ces derniers jours au Bardo, en soutien ou en réaction, au sit-in des députés, ayant annoncé leur retrait de l'Assemblée nationale constituante, suite au lâche assassinat politique de Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, puis en hommage aux huit soldats sauvagement exécutés au Mont Chaâmbi, quatre jours plus tard. Deux tendances différentes et complètement opposées ont été remarquées, déjà visibles dans d'autres rassemblements. A croire que nous vivons dans deux Tunisie(s) différente(s)… Au risque de tomber dans la caricature, un constat certain et impossible à remettre en doute s'impose à nous, et nous mène tout droit à cette divergence quasi manichéenne entre les deux groupes qui se sont trouvés à occuper la place centrale du Bardo, devant le bâtiment de l'ANC. Du côté des sit-inneurs réclamant « la chute du gouvernement et la dissolution de l'ANC », les manifestants affluent de toutes parts et de façon spontanée. En effet, on peut voir des personnes venant individuellement, drapeau national à la main, des groupes d'amis et même des familles, tous âges confondus. Sur les lieux du rassemblement, ils débattent et argumentent entres eux sur l'inquiétante situation du pays, leurs visages exprimant inquiétude et espoir ; à d'autres moments, c'est la colère, la tristesse, et la révolte qui prévalent. Cette foule scande des slogans appelant à la chute du gouvernement, à la dissolution de l'ANC, à l'élaboration d'une constitution, représentative de la Tunisie et à un gouvernement réduit formé de technocrates indépendants. Parce qu'elle juge la situation de la Tunisie très préoccupante, et sente qu'« il y a péril en la demeure » vu le nombre croissant de la criminalité, des assassinats politiques et des attentats terroristes. Dénonciatrice, elle s'inquiète de l'échéance électorale sans cesse prolongé et d'une Constitution toujours insatisfaisante et inachevée. D'où la conviction de ces manifestants que « les objectifs de la révolution ont été trahis par des gouvernants incompétents et une ANC transformée en place forte outrageusement dominée par Ennahdha qui impose son diktat aux deux autres partis minoritaires de la Troïka et veut forcer la main aux députés appartenant aux autres sensibilités politiques. Que le but d'Ennahdha, est d'élaborer une Constitution non pas moderne et démocratique rappelant celle de 1959, mais une Constitution islamiste, nullement représentative des espoirs d'une Tunisie à peine sortie de la précédente dictature, qui réclame « démocratie, liberté, justice, modernité ». Quant aux élections, avec une ISIE pas encore constituée, et une loi électorale encore inexistante, elles leur semblent « comme un mirage dans un désert », plus on croit s'en rapprocher, plus elles s'éloignent. Par ailleurs, ces groupes de manifestants se distinguent, la plupart du temps, mis à part la couleur dominante du rouge et blanc, par un nombre assez important de femmes jouant le rôle primordial de meneuses, très soutenues et épaulées par des hommes fiers du courage et de la détermination de ce sexe, dit faible. Du côté de ceux qui se déclarent défenseurs de la prétendue légitimité du gouvernement, on remarque que ces manifestants arrivent amassés en groupes bien disposés, les visages fermés, avançant derrière leur guide comme sous la houlette du berger qui les dirige. Venus scander des slogans affirmant « la légitimité » du régime en place, « seul garant de protéger la religion ». Ce groupe se compose, à la fois, de fanatiques convaincus et de jeunes rémunérés, tous venus pour appeler à l'instauration d'un Califat islamiste, tout comme l'a fait le nahdhaoui Hamadi Jebali, lors d'un meeting tenu à Sousse alors qu'il était fraîchement désigné pour former le gouvernement d'après les élections du 23 octobre 2011. Comme les rumeurs l'ont d'abord affirmé, puis plusieurs vidéos l'ont confirmé, on sait désormais que beaucoup de ces personnes sont payées, quand la mobilisation doit être importante et exige donc plus que des sandwiches et des biscuits. La somme remise à chacun varie entre 10 et 30 dinars ; elle est essentiellement déterminée par l'âge du « candidat». Ainsi, un homme de 18 à 35 sera mieux payé qu'un plus jeune ou qu'un moins jeune : l'on comprend alors l'importance du rôle qu'ils ont à jouer et des tâches à accomplir. Les « rabatteurs » de ces manifestants, eux, toucheraient en plus de leur « salaire », une « prime de rendement » de 100 dinars à chaque quota réalisé de nouvelles recrues. Il est à rappeler que de précédents reportages diffusés par l'émission 9 heures du soir de Moez Ben Gharbia sur Ettounissia, avaient clairement montré, lors de meetings organisés par Ennahdha, des scènes où les manifestants recevaient de l'argent et, surtout, des biscuits « Chocotom ». Par ailleurs, les mêmes visages de ces jeunes ont été également vus parmi l'assistance qui écoute les discours violents et enflammés, entonnés par les prédicateurs wahhabites. Prédicateurs venus du Moyen-Orient qui ont foulé le sol de la Tunisie pour prôner aux Tunisiens des « impératifs » tels que la rigidité de l'esprit, l'excision des filles ou encore leur apprendre des méthodes « plus halal » pour laver leurs morts et lancer des appels au meurtre, et à moindre mal, au châtiment contre les « mauvais musulmans récalcitrants». L'influence exercée par ces charlatans de l'islam sur les hommes est souvent diagnostiquée par les experts comme « due à un besoin de se conforter dans leur virilité » qui leur donne « un droit céleste d'ascendance sur les femmes ». En regardant ces deux groupes qui se font face, on ne peut s'empêcher d'être frappés par leur grande différence. Les premiers, fiers de leur tunisianité, affichent spontanément leurs spécificités, à savoir la débrouillardise face à la difficulté, le sens de l'humour et de l'autodérision face à l'adversité, une croyance en un islam en adéquation avec leur temps qui fait d'eux à la fois de pieux croyants et des bons vivants. Les seconds défendant des us et coutumes importés d'un autre monde et d'un autre temps, car faisant primer la religion sur la tunisianité. Défendant une spécificité islamiste que la Tunisie vient tout juste de découvrir et qui s'impose d'emblée, au niveau vestimentaire des manifestants, comme par exemple des jellabas selon la coutume des hommes du Moyen-Orient. Les slogans qu'ils scandent, leur accoutrement, trahissent leur refus d'appartenance à l'identité tunisienne. Ainsi, la Tunisie se trouve bel et bien menacée sur sa forme républicaine et sur son identité. Mais cette menace semble, pour le moment irréalisable. Car d'une part les importantes mobilisations de la société civile et de l'opposition, font front, telle la mobilisation que nous voyons aujourd'hui sur l'ensemble du territoire tunisien en soutien au sit-in « du départ » pour protester contre une « légitimité » périmée et contre les assassinats politiques. D'autre part, le soutien apporté à la « légitimité » du pouvoir et à l'islamisation de la Tunisie semble très fragile, vu la motivation lucrative de cet engagement. Une fragilité accentuée par les fissures, entre « modérés » et « moins modérés » au sein du parti au pouvoir. Par contre, ce danger pourrait devenir effectif d'ici dix à quinze ans puisque la principale cible des islamistes, ce sont les enfants et les adolescents, d'où le nombre de plus en plus croissant d'écoles coraniques qui accueillent même des adultes ou encore les récents recrutements des amnistiés dans le secteur de l'éducation dont le syndicat à dénoncé l'opacité des critères de sélection. D'ailleurs une vidéo, circulant sur les réseaux sociaux ne montre-t-elle pas Cheikh Mourou en train de confier à Wajdi Ghenim que les opposants de la société civile «sont (nos) adversaires, mais nous ne devons pas afficher notre inimitié, parce que nous visons leurs fils, leurs femmes et leurs petits-enfants. Leurs fils et leurs filles sont chez nous aujourd'hui. Notre but est de séparer la pensée des enfants de celles des parents».