« Rendez-vous vendredi à l'assemblée ! », la déclaration de Youssef Chahed, après des rumeurs insistantes sur un probable changement de sa formation, contenait de la confiance et du défi. M. Chahed semble assuré de faire passer son gouvernement à l'ARP, et il n'a pas tort. Il a le soutien d'Ennahdha, de Nidaa Tounes malgré les menaces et d'Afek Tounes qui s'est prononcé hier. Donc, le passage au Bardo sera une formalité. Toutefois, la formule de ce gouvernement d'union nationale fait intervenir d'autres organisations, et c'est là que tout va se jouer. C'est l'option du « gouvernement d'union nationale » qui a été mise en avant et imposée par le président de la République, Béji Caïd Essebsi, lors de son interview avec Elyes Gharbi. Le chef de l'Etat nous avait expliqué comment et pourquoi la situation du pays était devenue intenable et que le gouvernement de Habib Essid en était, plus ou moins, responsable. Depuis, des rounds successifs de discussions ont été organisés pour fixer les priorités du prochain gouvernement entre 9 partis politiques et 3 organisations civiles (UTAP, UTICA et UGTT). Ces discussions ont donné lieu à l'accord de Carthage qui détermine les priorités du nouveau gouvernement de Youssef Chahed dont la « poursuite de la lutte contre le terrorisme » ! Entre temps, Habib Essid refusait de démissionner et faisait un dernier baroud d'honneur à l'assemblée qui a fini par le mettre sur la touche.
Aujourd'hui, on est à la veille du vote de confiance du gouvernement Chahed. Un vote qui ne devrait pas dépasser le stade de la formalité. Les élus se bousculeront pour dire quelques mots à l'adresse du nouveau chef du gouvernement et ensuite, une majorité (109 élus au moins) votera en faveur de ce gouvernement. Tout cela pour dire que les partis politiques ne représentent aucune menace, pour l'instant, pour Youssef Chahed et son gouvernement. La menace sur la stabilité, et donc l'efficacité de ce gouvernement, pourrait venir des organisations et particulièrement de l'UGTT.
Grâce au président de la République, l'UGTT, accompagnée de l'UTICA et de l'UTAP, a été partie prenante des négociations et a pu aisément imposer son veto sur certains noms et en encourager d'autres, ayant un droit de regard sur la composition gouvernementale. Ainsi, dans la composition présentée par Youssef Chahed, on a pu remarquer l'absence de Saïd Aïdi et de Slim Chaker notamment, respectivement ministres de la Santé et des Finances. Il n'est un secret pour personne que ce sont des noms que la centrale syndicale a souhaité voir rayés de la composition du gouvernement d'union nationale. Le secrétaire général adjoint de l'UGTT, Hfaiedh Hfaiedh l'a admis à demi-mot dans une déclaration à Shems FM le 25 août 2016. Il a déclaré que les noms, appartenant à l'équipe de Habib Essid, qui ne faisaient pas l'unanimité au sein de l'UGTT ont été écartés de la composition de Youssef Chahed. Par ailleurs, l'intégration dans cette composition de Abid Briki et de Mohamed Trabelsi, respectivement à la Fonction publique et aux Affaires sociales, ne peut être vue que d'un bon œil par l'UGTT, car les deux néo-ministres sont des syndicalistes.
Le calcul qui est fait à travers cette association est simple : s'assurer de la neutralité de l'UGTT et essayer d'endiguer les grèves et les mouvements sociaux dans la période future. D'ailleurs, il est à noter qu'au début des négociations à propos de ce gouvernement, on avait proposé que l'UGTT s'engage par écrit, dans le cadre de l'accord de Carthage, à ne faire aucune grève pendant une période de deux ans. L'UGTT a refusé un tel engagement. S'il avait eu lieu, il aurait donné un peu de substance à l'accord de Carthage.
Toutefois, il n'est pas exclu que cet accord soit maintenu de manière tacite. La centrale syndicale approche de son congrès et il vaut mieux ne pas faire trop de vagues. D'autant plus que Youssef Chahed rend service aux prétendants au poste de Houcine Abassi en les débarrassant d'un sérieux prétendant en la personne de Mohamed Trabelsi.
L'UGTT garde une totale liberté de manœuvre et ne s'est gardée de prendre des engagements écrits et signés. Par conséquent, malgré les concessions qu'il aura faites, Youssef Chahed n'a absolument aucune garantie concernant la bienveillance de la centrale syndicale à propos de l'action de son gouvernement et il est fort probable qu'il se retrouve aux prises avec elle. Tous les experts économiques s'accordent à dire que la réforme de l'économie tunisienne passe forcément par une batterie de mesures douloureuses pour la plupart. Le genre de mesures qui font se dresser les poils de l'UGTT et les risques de grèves et de débrayages s'en trouveront multipliés. Youssef Chahed se trouvera, à ce moment là, dans une situation fort peu confortable puisqu'il tient une partie de sa légitimité en tant que chef du gouvernement de l'UGTT elle-même.
Pour ce qui est des deux autres organisations que sont l'UTAP (agriculteurs) et l'UTICA (patrons), elles sont loin d'avoir la même influence et le même pouvoir de nuisance que l'UGTT. Ainsi, l'UTAP a été consultée uniquement en ce qui concerne le ministère de l'Agriculture et les orientations futures, au niveau agricole, du gouvernement de Youssef Chahed, comme l'a indiqué le président de l'UTAP, Abdelmajid Ezzar. Quant à l'UTICA, elle doit voir d'un bon œil des nominations comme celles de Fadhel Abdelkéfi à l'Investissement ou même celle de Lamia Zribi aux Finances.
Du temps de Ben Ali et de Bourguiba, les caciques de l'administration ont toujours cantonné l'UGTT à un rôle purement consultatif dans différentes négociations dans plusieurs domaines. Ils ont travaillé avec le souci de ne jamais donner à l'UGTT un pouvoir décisionnaire et ont veillé à circonscrire son influence uniquement dans la sphère qui concerne ses affiliés. Depuis la révolution, la donne a changé et l'UGTT est devenue un acteur incontournable de la vie politique tunisienne. Le processus de constitution et de composition du gouvernement d'union nationale n'est qu'un épisode de plus dans cette mue. Cette démarche portera-t-elle ses fruits pour ce gouvernement de « la dernière chance » ?