La ville d'El Jem a été cette semaine le théâtre de troubles. Des tensions ont éclaté dans la soirée de mardi entre forces de l'ordre et manifestants qui ont barré les routes menant à la ville, brûlé des pneus et bloqué le trafic ferroviaire reliant El Jem à Tunis. Non, il ne s'agit pas d'une bande de jeunes revendiquant leur droit à un travail décent. Non, les protestataires ne réclamaient pas des investissements et du développement au bénéfice de leur région. Non, ils ne manifestaient pas pour demander une quelconque justice sociale ou défendre une noble cause.
Ces indignés se sont élevés comme un seul homme contre la réouverture d'un point de vente de boissons alcoolisées. Rien de plus, rien de moins ! Il fallait pousser à la fermeture de cet antre de Satan, de ce repaire de la débauche, pour justement préserver les bons et innocents habitants des tentations que la présence d'un tel commerce représenterait.
Ces preux citoyens, en véritable réminiscence des anciens inquisiteurs, ont pris sur eux-mêmes et se sont posés comme étant les garants de la moralité, les combattants de l'hérésie. C'est ainsi, se croyant investi d'une pieuse mission, qu'ils se sont déchaînés.
Escarmouches avec les sécuritaires, pneus calcinés, blocage de la voie ferrée, bombes lacrymogènes, arrestations… La révolte pro-prohibition était en marche. Les protestataires n'en démordaient pas. À tout prix, il fallait que les autorités reviennent sur la décision de rouvrir le débit d'alcool. La Tunisie est avant tout terre d'islam, rien à cirer donc de l'autorisation de vente accordée par l'Etat.
Mais si on venait à creuser plus loin et indépendamment des motivations purement confessionnelles de certains, l'enjeu de la fermeture de ce point de vente est de taille pour les barons du marché parallèle dans la région.
Déjà, à sa première ouverture en 2015, des manifestations similaires avaient éclaté, amenant les autorités locales à sa fermeture provisoire. Le propriétaire, pourtant bénéficiant d'une licence en bonne et due forme, a été obligé de porter plainte et a eu gain de cause.
La réouverture du magasin n'a pas été du goût de tout le monde. On sait que la ville d'El Jem est l'une des plaques tournantes de la contrebande en Tunisie. Tout y passe et tout s'y vend. Une grande proportion des habitants (on ne généralise pas) vit du commerce parallèle. Les réseaux de contrebande sont bien implantés dans la région et un débit légal de vente d'alcool viendrait faire tâche et menacerait leurs affaires. Le marché noir en prendrait un sacré coup, et ceci n'arrange personne. Alors, on crée une situation de chaos, on joue sur la conscience religieuse, on fait pression en endossant le rôle du défenseur des bonnes mœurs, afin de faire fléchir les autorités. Autrement dit, un pied de nez à ces mêmes autorités et aux lois régissant le pays.
C'est là que les deux partis vainqueurs des dernières élections entrent en jeu. Nos deux compères ont rappliqué via des communiqués presque identiques, pour tout bonnement exiger des autorités et en l'occurrence du gouvernement la fermeture du point de vente, dans le but de calmer les tensions sociales.
Qu'Ennahdha, parti islamiste notoire, prenne une telle position, ceci n'a pas choqué grand monde. Pourtant, le mouvement jouait à se racheter une virginité et a adopté une stratégie bien ficelée qui consiste en la séparation entre prédication et action politique. Chassez le naturel, il revient au galop…
C'est la position adoptée par Nidaa Tounes qui en a offusqué plus d'un. Pourquoi un parti qui se dit progressiste et qui s'est donné comme cheval de bataille de rétablir le prestige de l'Etat, se mettrait-il à agir aux antipodes de ce qui fait son ADN ? Ceci ne devrait plus étonner, le Nidaa dans lequel des milliers de Tunisiens ont cru n'est plus. Circulez, il n'y a plus rien à voir !
Le plus beau dans toute l'affaire, c'est que les autorités ont finalement cédé aux pressions décidant de fermer le magasin de la discorde. Que cela soit dit, la prochaine fois, pour fermer un resto-bar, un point de vente ou n'importe quel établissement vendant légalement de l'alcool, il suffira de barrer les routes, de brûler des pneus, de crier à l'apostasie et surtout d'avoir le soutien d'Ennahdha et de Nidaa. La prochaine fois, peut-être, on interdirait une bonne fois pour toute la vente d'alcool en Tunisie comme le demande Ridha Jaouadi…