N'ayons pas honte des mots. L'affaire de la BFT (Banque franco-tunisienne) constituera incontestablement le plus gros scandale politico-financier de ces trente dernières années, voire de l'histoire économique du pays. C'est l'histoire d'une des premières opérations de privatisation depuis l'indépendance dont on ne connaîtra pas de sitôt l'épilogue, mais dont l'enjeu financier est devenu, au fur du temps, considérable. Tout commence au milieu des années 1980. Financièrement aux abois, l'Etat décide de privatiser une banque, qu'il a nationalisée au début des années 1960, par une augmentation de capital totalement dédié à un partenaire privé. ABCI Investment limited, holding financier appartenant à un tunisien, Abdelmajid Bouden, est choisi par les pouvoirs publics. Dès sa prise de fonction, il agace ses nouveaux pairs. On raconte qu'au cours d'une réunion des PDG de banques avec le gouverneur de la Banque centrale, le personnage leur aurait déclaré qu'ils ne pouvaient prétendre être des banquiers car, ce n'est pas avec leur argent qu'ils font fonctionner leurs établissements. Il agacera les pouvoirs publics en affirmant qu'il a acquis la banque à une valeur bien supérieure à la réalité. Il énervera au plus au point les tous puissants dirigeants de la Société tunisienne de banque (STB), en affirmant que la société-mère a lesté les comptes de la BFT en lui refilant une bonne partie de ses créances. La goutte qui fit déborder le vase, c'est lorsqu'il réclama officiellement d'être indemnisé.
Commence alors un véritable bras de fer juridique entre l'Etat et Abdelmajid Bouden. Bras de fer c'est beaucoup dire. Il s'agit plutôt du pot de fer contre le pot de terre. Bouden en verra de toutes les couleurs : Blocage de fonds investis, poursuites judiciaires pour infraction à la législation de change, condamnation pénale. Il quittera le pays pour éviter la prison, mais ne lâchera pas prise. C'est ainsi qu'il internationalisera le litige en portant l'affaire auprès des tribunaux britanniques du fait que ABCI est domicilié aux Iles Caïman, paradis fiscal sous tutelle britannique. Cependant, la justice britannique se déclara incompétente. Qu'à cela ne tienne. En 2004, il saisira le Cirdi (Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements), une des institutions du groupe de la Banque mondiale aux côtés de la BIRD, de la SFI et de l'AMGI, dont la mission est la conciliation et l'arbitrage pour régler les différends relatifs aux investissements internationaux. En 2007, un tribunal se réunit et écoute les parties.
Dans l'attente qu'il rende son verdict, l'Etat tentera de revendre la BFT. Deux appels d'offre n'enregistreront aucun prétendant. Il tentera ensuite la cession de gré à gré, en vain. Durant tout ce conflit, la BFT, dirigée par un administrateur judiciaire, subira la prédation du clan Ben Ali-Trabelsi. Sa situation financière se dégradera à un tel point qu'il a fallu solliciter d'autres banques publiques pour renflouer ses fonds propres et lui éviter la faillite. On parle de la mobilisation d'une enveloppe de 150 MD.
En février 2011, le tribunal rend son verdict : le Cirdi est compétent pour juger le litige. Traduire : le vent a tourné en faveur d'ABCI. C'est à ce moment que l'Etat propose une conciliation à l'amiable. L'initiative a traîné en longueur, pour de sombres raisons. Maintenant, il faudra en payer le prix. Dans son rendu du 19 juillet 2017, le Cirdi a donné raison à l'ABCI ce qui obligerait l'Etat d'acquitter des dommages et intérêts à l'ABCI et de prendre en charge tous les frais de poursuite et de procédures. On estime le montant du dédommagement entre 400 MD et un milliard de dinars. A cela, il faudrait ajouter les fonds nécessaires pour, ou bien maintenir la banque en activité ou bien procéder à sa liquidation, ce que la STB ne peut absolument pas effectuer, ayant elle-même fait l'objet d'une recapitalisation de plus de 750 MD afin d'assainir son bilan et obéir aux normes prudentielles minimales exigées par la Banque centrale.
Aujourd'hui, c'est une véritable bombe à retardement qui est enclenchée. La réunion, jeudi 20 juillet 2017, des représentants de la BCT, du secteur bancaire et financier ainsi que de la Banque mondiale au sujet de la modernisation du secteur bancaire ne semble avoir qu'un seul point à l'ordre du jour : comment désamorcer l'explosif. Un pis-aller est possible : la cession des participations minoritaires de l'Etat dans les établissements de crédits pour dédommager l'ABCI et non plus affecter le produit de ces cessions à des programmes publics d'investissement. Un énorme gâchis.