Il ne passe pas une semaine sans qu'on apprenne l'interpellation, sur la terre ferme ou en pleine mer, de dizaines de « Haraka » (migrants clandestins, Ndlr.). Rien que dans la soirée de jeudi à vendredi 13 octobre 2017, plus de 70 personnes ont été arrêtées par les Garde-côtes à Sfax. Il s'agit-là d'un phénomène ancré depuis des décennies dans la société tunisienne : des jeunes, paumés, sans avenir, sans perspectives aucunes, qui rêvent de l'eldorado européen, cette terre promise qui leur permettrait une ascension fulgurante, qui leur permettrait de rentrer après quelques années au pays au volant d'une belle voiture à frimer devant ceux qui sont restés au bled. A la poursuite de cette utopie, ils braveront les flots dans des embarcations de fortune. Ils feront face à la mort, certains finiront au fond de la mer à servir de nourriture pour les poissons. Les plus chanceux arriveront à bon port. La Méditerranée n'aura pas été leur dernière demeure, mais ils connaitront les affres des camps de réfugiés ou les tourments de l'exil.
Des drames, il s'en est passé des centaines. Des Tunisiens tentant le passage sont morts par centaines dans l'indifférence pour la plupart. Pourtant, le dernier drame en date a mis en émoi l'opinion publique tunisienne. Il aura quand même fallu quelques jours pour que la nouvelle fasse effet. La collision entre un navire militaire tunisien et une embarcation de clandestins avait eu lieu dimanche dernier. Bilan provisoire : 8 morts, une quarantaine de disparus et une trentaine de rescapés. Ce qui a alimenté le tollé, ce sont les témoignages accusant les militaires d'avoir délibérément heurté le bateau clandestin et d'être à l'origine du naufrage. Deux camps s'opposent dans cette affaire. Au second plan est reléguée la véritable tragédie qui se joue tous les jours sur nos côtes et dans la tête des candidats au départ. Il y a ceux qui soutiennent l'action présumée des militaires, les encourageant à en finir avec les clandestins et à les jeter tous en mer, fainéants qu'ils sont et manquant de patriotisme. Il y a ceux qui encensent leurs tentatives de migration clandestine, allant même jusqu'à les justifier.
Parmi ces migrants, conscients que la mort les attend durant la traversée, des jeunes désespérés, en rupture sociale, mais également des enfants et des femmes aspirant à vivre dans ce paradis imaginaire qu'est l'Europe. Des deux camps qui polémiquent sur les circonstances de ce drame, que savent-ils réellement de l'ampleur du phénomène ? Qu'est ce qui fait que des enfants et des diplômés fassent partie de ces voyages de la mort ? La responsabilité de l'Etat dans le désenchantement des jeunes tunisiens est indéniable. Lutter contre les réseaux de passeurs mafieux, qui ont fait de la précarité de ces jeunes un commerce florissant, est une priorité. Comme la contrebande et la corruption, ce phénomène prend de l'ampleur avec l'installation de la crise économique et sociale en Tunisie. Mais c'est également une question de mentalité, quand on sait que des familles soutiennent leurs enfants moyennant finances pour qu'ils prennent le large. Le tarif moyen pour un seul passager avoisine les 5000 dinars. Une fortune pour ces personnes censées vivre dans la pauvreté. Et si les autorités locales mettaient en place une politique encourageant ces mêmes jeunes à lancer leurs propres microprojets. Et si les autorités locales se mettaient à les sensibiliser contre le mirage de l'Europe, terre d'exil où ils seront accueillis au mieux dans des centres de rétention, au pire ils iront alimenter les réseaux internationaux du crime organisé.
C'est d'un espoir d'un avenir meilleur auquel ces jeunes tunisiens rêvent. C'est à l'infime espoir représenté par le soi-disant eldorado européen qu'ils se cramponnent. Leur donner la possibilité de vivre dignement, les rattacherait à cette terre qu'ils rejettent en signe de désespoir. Au lieu de leur jeter la pierre et de revendiquer à ce qu'on les coule au fond de la mer une bonne fois pour toute, un travail sur les mentalités, des solutions concrètes au chômage doivent être trouvées, sinon cet exode ne prendra jamais fin.