Après l'annonce du chef de gouvernement désigné Elyes Fakhfakh de son gouvernement, tout en sachant que le parti islamiste Ennahdha a annoncé auparavant son retrait du gouvernement et sa décision de ne pas lui accorder sa confiance, la situation se présente comme suit : une grave crise politique exacerbée par le temps qui presse et qui ne joue ni en faveur du chef islamiste Rached Ghannouchi qui semble décidé à faire face à l'influence grandissante du chef de l'Etat, ni en faveur de ce dernier qui semble décidé à remettre en cause Ennahdha et tout le système politique qu'il représente, mis en place depuis 2011. Effectivement, le fond de cette crise est cette compétition entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi. Le premier voulant changer le système politique en place, tandis que le second, accoutumé à une position dominante au sein du paysage politique, ne voulant rien céder. D'ailleurs, les points sur lesquels les négociations autour de la composition du gouvernement ont capoté concernent les ministères de l'Intérieur, de la Justice et des TICS ; trois ministères en rapport direct avec les dossiers majeurs qui préoccupent le parti islamiste comme le dossier des assassinats politiques, celui de l'organisation secrète ou encore du financement du parti. Le parti islamiste aurait peut-être accepté d'intégrer le gouvernement s'il avait eu ces trois ministères seulement et non les six ministères cédés par Fakhfakh à Ennahdha mais qui sont insatisfaisants pour ce dernier. Quant à la question de la mise à l'écart du parti Qalb tounes, elle n'a aucun rapport avec le principe de l'union nationale défendu bec et ongles par les islamistes. En vérité, Ennahdha sait que le risque majeur en l'absence de Qalb tounes, est de se retrouver très peu influent au sein du gouvernement et de ne pouvoir de ce fait imposer ses points de vues, comme il a pris l'habitude de le faire au sein du gouvernement de Habib Essid, mais surtout au sein du gouvernement de Youssef Chahed. Exiger la participation de Qalb Tounes est donc une nécessité pour Ennahdha qui ne veut pas se retrouver en minorité dans un conseil des ministres qui lui est hostile sous la présidence d'un Fakhfakh intransigeant, soutenu par Attayar et Echâab très remontés contre les islamistes, et appuyé par le président de la République qui ne cherche qu'asseoir son leadership au détriment d'un Ghannouchi chancelant ces dernières semaines.
En effet, depuis son accession à la présidence du Parlement, le chef des islamistes n'a cessé de multiplier les erreurs, les fausses manœuvres et les maladresses qui ont éclaboussé son image et porté préjudice au mouvement islamiste qui n'est pas habitué à être malmené comme il l'est en ce moment. Le mauvais choix de la personne d'Habib Jamli pour former un gouvernement, associé à l'arrogance et à une faim insatiable du pouvoir ont conduit les islamistes vers un échec cuisant et montré qu'ils ne sont pas, ou du moins ne sont plus, invincibles.
Le président de la République le sait et entend profiter pleinement de la mauvaise passe des islamistes. En s'associant aux deux organisations nationales, l'UGTT et l'Utica, Kaïs Saïed pousse Ghannouchi dans ses derniers retranchements : faire marche arrière et accepter de réintégrer le gouvernement la tête basse, ou aller vers des élections législatives anticipées à l'issue incertaine, risquée même, pour les islamistes qui auront à assumer publiquement le blocage de la situation politique dans le pays durant plus de quatre mois. Mais cette situation extrême est aussi risquée pour le président de la République et ses alliés politiques. A la lumière des résultats des dernières élections, nul ne peut se prévaloir d'une assise populaire stable et tout peut arriver, le meilleur comme le pire.
Aux dernières nouvelles, le président de la République et le président d'Ennahdha campent toujours sur leurs positions, au nom de l'intérêt national. Mais comme l'intérêt national, pour les politiques, est étroitement juxtaposé sur l'intérêt personnel, il est aisé de comprendre l'entêtement de l'un et de l'autre, au nom de l'intérêt national, bien entendu.