Il est parmi les plus doués de sa génération et constitue à lui seul un moment de l'histoire de notre jeune théâtre. Mohamed Driss, c'est le genre de type à avoir de préférence de son côté. Parce que si vous l'avez contre vous, bonjour les dégâts ! Non pas que l'homme soit porté sur une quelconque agressivité ou qu'il soit impulsif, mais parce quand il vous tient, il ne vous lâche plus. Il ne lâche jamais, d'ailleurs. C'est un félin, Mohamed Driss. Insaisissable, l'œil bleu clair et narquois, le sourire en coin, et toujours prêt à bondir. Les années ne paraissent pas avoir prise sur lui. Voilà pourtant plus d'un demi-siècle qu'il est sur scène. Acteur, improvisateur, auteur, metteur en scène, formateur ... bref, le théâtre tunisien, c'est un peu, beaucoup, passionnément, lui. Il le revendique d'ailleurs sans aucune fausse modestie, en expliquant avec amples gestes et phrases bien articulées que le théâtre tunisien est né au début des années 60 au sein du mouvement du théâtre scolaire dont il était, précise-t-il “l'un des chefs de file”. Ce théâtre scolaire, qui s'est affaibli au cours des dernières années jusqu'à se faire oublier au grand regret du monde de la culture, et pas uniquement de celui du 4e art, a constitué le premier pas sur le long chemin de la création et de la consécration. Ce sera le théâtre universitaire et le premier prix avec “Quand le soleil sera brûlé” et le grand départ pour Paris et une remarquable expérience au sein du théâtre de la tempête sous la houlette de Jean-Marie Serreau. Puis retour en Tunisie pour une nouvelle aventure avec la fondation de la troupe permanente de Gafsa, suivie d'une autre dès 1976 avec le Nouveau théâtre dont il sera le cofondateur et le dramaturge. De cette rencontre avec Fadhel Jaïbi, Fadhel Jaziri et autre Taoufik Jebali naîtront d'inoubliables créations parmi lesquelles “Noces” et “Premières pluies”. Mais c'est en 1988 que la grande consécration arrive avec la nomination à la tête du Théâtre national. Mohamed Driss, directeur, ce n'est pas seulement le couronnement, du reste mérité, d'une vie toute vouée au théâtre. C'est aussi, quelque part, une revanche de l'art sur l'administration. Driss ne le cache pas: “J'ai voulu démontrer que la culture, et particulièrement le théâtre, peut être administré sainement comme n'importe quel secteur public et répondre aux exigences de la rigueur et de la transparence”. Et il ajoute fier: “Le théâtre national tunisien est la première entreprise publique à caractère culturel. Il est financièrement autonome”. Cinquante créations depuis 1988. Le bilan est plus qu'honorable. Outre ses propres œuvres qui ont touché à tous les genres et ont fait découvrir ou redécouvrir les grands noms du théâtre dans le monde, Mohamed Driss a prêté la scène du théâtre national à tout ce que le 4e art compte de créateurs en Tunisie. Seule condition rappelée à chaque fois: la qualité. En vieux briscard, il sait que seule la qualité compte. Or la qualité n'est pas le produit du hasard et ne tombe pas du ciel. Il faut pour y parvenir, une vision, de la persévérance et de l'audace. Tout cela, Driss l'a. Et plus encore. Car pour jouer Shakespeare en dialecte tunisien sans tomber dans le comique ou le superficiel, il faut disposer d'un grand pouvoir poétique. Driss fait de la locution tunisienne la première matière de sa réflexion. Il la travaille, la remodèle, l'épure et en tire enfin une expression dont la modernité fait reculer les limites du local. Un dialecte tunisien rendu à sa source première qui n'est autre que l'arabe classique, mais tout tourné vers l'avenir. L'avenir. Mot magique pour un créateur de théâtre pour qui la vraie vie tient parfois dans un simple jeu de lumière. L'avenir, Driss a conscient qu'il le construit de son côté, pierre à pierre. C'est pourquoi son premier geste, en vous recevant, c'est de vous faire visiter le local du théâtre national, une vieille bâtisse qu'il a arraché des ruines et de l'oubli. La visite se termine inéluctablement dans le grand studio de l'école du cirque dont il a été l'initiateur. Cirque et ballet, cela procède chez lui du même souci de participer à édifier l'effort de la création artistique sur des structures solides et permanentes. La qualité, sacré souci de Mohamed Driss. “Mais comment voulez-vous accéder à la qualité avec ses structures de production théâtrale qui ressemblent à une armée mexicaine s'insurge-t-il soudain comme chauffé par une vieille querelle. Nous avons aujourd'hui 200 troupes de théâtre qui regroupent 200 comédiens qui demandent 200 subventions pour présenter 200 spectacles. Et l'année suivante on recommence”. Inutile donc d'en discuter avec lui, Mohamed Driss ne considère pas le one-man show comme du théâtre.Quant à son avis sur le niveau général du théâtre tunisien, il ne le cache pas non plus “Nous avons le théâtre que nous méritons”. C'est-à-dire encore “Que nous avons le théâtre que nous permet d'avoir la politique de la formation du comédien qui est la nôtre, notre approche de la subvention qui est plutôt proche du saupoudrage et surtout la réalité du niveau de notre éducation”. Non, Mohamed Driss n'a rien perdu de sa verve, même en étant assis dans son beau fauteuil de directeur. Ni de son impertinence quand il rappelle que nous avons remué ciel et terre pour organiser une consultation théâtrale et qu'on attend toujours la suite réservée aux recommandations qui en sont issues. Il y a urgence, dit-il, car notre théâtre vit une véritable crise de croissance. Mais pour Driss, point de crise. Il a la tête plus que jamais pleine de projets et travaille déjà à avoir la main sur les anciens abattoirs de Tunis pour en faire un lieu pour les spectacles des arts du cirque. Une chose que l'on ne peut s'empêche de regretter: que Driss joue de moins en moins.