Le gouvernement Essid est sérieusement confronté à l'hémorragie de la fraude douanière et de l'évasion fiscale. La Banque mondiale emboîte le pas aux experts tunisiens et tire la sonnette d'alarme. Aujourd'hui, les fraudeurs agissent au vu et au su de tout le monde De tout temps, l'injustice fiscale a constitué la plaie dont a toujours pâti l'économie tunisienne. Tous les gouvernements qui se sont succédé au palais de la Kasbah sous Bourguiba, Ben Ali ainsi que les gouvernements de la Troïka I et II et celui de Mehdi Jomaâ ont cherché vainement à réparer cette injustice flagrante qui se résume en l'équation suivante : ce sont les salariés de l'Etat et du secteur privé qui payent régulièrement leurs impôts (déjà retenus sur leurs salaires avant qu'ils ne leur soient servis), alors que les professions libérales bénéficient d'un tarif forfaitaire annuel insignifiant (500 dinars par an pour les médecins et les avocats à titre d'exemple) et les entreprises font tout pour conférer à leur évasion fiscale un habillage juridique, de manière à ce que tous les contrôles de redressement que ces entreprises subissent n'aboutissent à aucun résultat concret. Aujourd'hui et en attendant que la loi de finances complémentaire pour 2015 soit soumise au parlement en octobre prochain, comme annoncé hier sur les ondes d'une radio privée, et en attendant aussi que Habib Essid peaufine son plan de développement économique et social 2016 - 2020 et le propose à l'aval des députés, le discours sur l'éradication de l'évasion fiscale et sur la révision radicale de la politique de compensation (afin que seuls les ayants droit en bénéficient réellement) revient avec insistance sur la scène politique nationale. Et ce ne sont pas uniquement les partis de l'opposition ou les experts économiques qui en parlent puisque même les partis de la coalition gouvernementale en sont conscients et appellent à ce qu'une solution soit trouvée à l'évasion fiscale. Pas plus tard qu'hier, Faouzi Abderrahmane, secrétaire général du parti Afek Tounès, a tenu à crever l'abcès en déclarant qu'il «est temps que Habib Essid, chef du gouvernement, prenne son courage à deux mains et décide de lancer la fameuse réforme fiscale que tout le monde attend avec impatience. Et ces douloureuses réformes que l'on redoute, il faut bien révéler au peuple leur véritable contenu. Il faut bien que les grosses fortunes comprennent qu'elles doivent payer leurs impôts et consentir aux caisses de l'Etat ce qu'elles leur doivent réellement. Il faut bien aussi que cesse définitivement cette imposture appelée Caisse générale de compensation dont tirent profit en réalité les riches, pour ne pas dire les richards. Afek Tounès, que l'on accuse d'être un parti ultralibéral, n'hésite pas à révéler les réalités telles qu'elles sont et à demander à ce que la réforme fiscale soit enfin décidée». La République des fraudeurs Et les propos crus de Faouzi Abderrahmane ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd dans la mesure où les avertissements lancés depuis les premiers jours de la révolution par plusieurs experts indépendants taxés d'exagération viennent d'être confirmés par la Banque mondiale. Et comme toujours, il faut attendre les experts étrangers pour donner crédit à ce que prédisaient nos experts locaux «qui ont toujours besoin de la reconnaissance hors frontières». Un rapport de la Bird intitulé «Réseaux politiques et fraude douanière» révèle, en effet, que la République des fraudeurs vit ses plus beaux jours et que l'évasion fiscale (non paiement des impôts) a plutôt augmenté depuis la révolution. Et si, comme l'indique le rapport, l'Etat a été privé entre 2002 et 2009 d'une enveloppe de l'ordre de 1,2 milliard de dollars de taxes à l'importation, après la révolution, elle a évolué de 5%. Que faut-il faire pour arrêter au moins cette hémorragie en attendant qu'elle soit éradiquée totalement ? Un pôle judiciaire spécialisé Pour Moez Joudi, président de l'Association tunisienne de gouvernance, les choses sont claires : «Nous avons prévenu des dysfonctionnements de la poursuite des mauvaises pratiques et la corruption à plusieurs niveaux, et ce, même dès les premiers jours de la révolution. Aujourd'hui, la mauvaise gouvernance devient endémique et touche les secteurs vitaux tels que la douane qui a un rôle prépondérant dans l'activité économique. D'une manière générale, la Banque mondiale a déjà attiré l'attention en 2014 dans un rapport intitulé «La révolution inachevée» sur le fait que les opérations de malversation et de corruption ont atteint 2% du produit intérieur brut (PIB), ce qui est très alarmant. Et d'après la dernière étude de la BM, les malversations se situent au niveau des prix d'achat déclarés des matières importées qui ne correspondent pas à la réalité. Le résultat est que l'Etat perd des centaines de millions de dinars». Et se pose l'éternelle question : maintenant que tout est dit, que faut-il faire ? Moez Joudi répond : «Il convient de lancer une opération mains propres qui sera confiée à un pôle judiciaire spécialisé constitué d'une pléiade de magistrats formés en la matière». Du côté de l'Ugtt, on n'est pas surpris de voir les chiffres relatifs à la fraude fiscale grimper vertigineusement. Une source syndicale confie à La Presse : «Nous avons déjà soumis au chef du gouvernement Habib Essid, à l'époque où il consultait pour former son équipe, un document dans lequel l'Ugtt explicite sa vision de la réforme fiscale. Pour nous, la justice fiscale est possible. Pour qu'elle soit appliquée, il manque malheureusement la volonté et la détermination du gouvernement à imposer les réformes qui seront avalisées par les députés». «Le discours syndical ne peut pas changer, précise encore la même source, au gré des rapports de la Banque mondiale aussi crédibles soient-ils, mais pas innocents comme leurs auteurs veulent le faire croire. Au sein de l'Ugtt, nous sommes conscients des difficultés mais nous refusons que les salariés et les travailleurs assument à eux seuls les sacrifices».