A Métlaoui, le jargon populaire s'est enrichi d'un adage : «Tu coupes les routes, tu fais un sit-in, tu es embauché» On l'appelait autrefois «petit Paris». L'éclat de cette petite ville de 37.000 habitants a été peu à peu terni par la poussière du phosphate découvert par Philippe Thomas et exploité depuis plus d'un siècle. «Du temps des Français, on ne manquait de rien, se souvient Jamila, 90 ans, Algérienne de naissance. Nous avions l'électricité et l'eau gratuitement par exemple». Son époux, aujourd'hui décédé, était Marocain de passage en Tunisie et voulait aller à La Mecque, mais lorsqu'il est arrivé dans la région, on lui a proposé de travailler dans les mines. Il accepte et décide de s'installer à Métlaoui. Il n'est jamais allé à La Mecque. Pendant que son mari, marocain, était dans la mine, Jamila se débrouillait comme elle pouvait avec des commerces en tous genres. C'est d'ailleurs elle qui a bâti une grande partie de la maison familiale à quelques mètres de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Ici, les femmes jouent un rôle capital du fait d'une espérance de vie bien supérieure à celle des hommes de la région. «D'ailleurs, ici, on nomme les maison par le nom de la femme qui y habite et pas de l'homme», explique Taha, jeune étudiant, qui, malgré son amour pour sa ville natale, ne pense qu'à la quitter pour vivre sous le ciel européen. La cité des femmes Les femmes de la région, et cela a été rapporté dans la littérature, ont joué un rôle de premier plan lors du soulèvement du bassin minier en 2008. Elles s'étaient mises au travers de la route pour éviter que les mineurs ne soient violentés par la police. «Nous avions fait grève à l'époque pour faire baisser la pression sur la ville minière de Redayef dont les mineurs étaient en plein mouvement de protestation, se souvient Fethi, cadre à la CPG et faisant partie des grévistes de la faim. Un policier m'avait dit : ce n'est pas avec ces femmes sur la route que vous allez nous empêcher de vous tabasser». Mais lorsque l'un des policiers a violemment bousculé l'une des épouses, les choses ont dégénéré. «Depuis, nous avons au moins imposé le respect des forces de l'ordre à notre égard», nous confie le vieux Fethi qui prendra sa retraite dans quelques mois. Dans le café, c'est une soirée ramadanesque comme les autres: jeux de cartes et chicha au goût de pomme. Mais dans ce café, rares sont les éclats de rire, les visages sont souvent fermés. Ici, la qualité de la vie n'est pas le fort de la région: aucun espace dédié à la jeunesse, aucune autre distraction que le coin de rue ou le café d'à-côté. Ici, toutes les habitations, qu'elle soient neuves ou anciennes, sont fissurées, victimes du stress dû aux mines qu'on fait exploser pour libérer le phosphate. Ici, arrivé à l'âge de 15 ans, on a les dents jaunâtres en raison de la pollution d'une eau anormalement riche en fluor. Ici, les hommes meurent de cancer et de tuberculose. Ici, le chômage des jeunes est endémique, et, nous dit-on, il y a de moins en moins de jeunes qui réussissent leurs études. Les sit-in, passe-partout Nadhem, lui, a fait des études, il est diplômé en maintenance industrielle et son épouse en biologie. Pourtant, il a passé plusieurs années au chômage avant d'être recruté dans la société appelée communémenent, «la société de l'environnement et des plantations», une entreprise créée par l'Etat pour absorber, dans certaines régions, l'énorme réserve de chômeurs. A Métlaoui, 1.500 salariés y travaillent. Ils sont payés pour ne rien faire. En fait, personne ne travaille dans cette entreprise, du directeur à l'ouvrier, ils reçoivent un salaire mensuel et restent chez eux. Une entreprise sans organigramme clair, créée dans la précipitation pour acheter la paix sociale. «Vous croyez que je suis heureux? C'est stressant pour un diplômé de ne pas réellement travailler», nous explique Nadhem. Loin de constituer une solution, cette voie choisie par l'Etat a encore compliqué les choses. «C'est devenu une solution de facilité pour certains, s'inquiète Nadhem. Lorsque l'Etat paie des gens pour qu'ils restent chez eux, cela attire forcément du monde. Certains ferment même leur commerce, coupent les routes, brûlent des pneus et demandent eux aussi un salaire sans travail». Pour Nadhem, c'est quasiment devenu un adage ici à Métlaoui: «Tu coupes les routes, tu fais un sit-in, tu travailles, tu procèdes par les voies légales et normales, bonne chance!». Nadhem, comme tant d'autres diplômés, se sent lésé, lui qui n'a, comme il le dit, «jamais jeté un caillou en signe de protestation». Il demande notamment que les vraies compétences soient recrutées en priorité pour travailler et apporter une valeur ajoutée. La députée de Nida Tounès Asma Abou Al Hana confirme cet état d'anarchie. Elle nous confie une anecdote, celle d'un habitant de la région qui avait dénoncé «son exclusion» et sa «marginalisation» lors d'un concours à la CPG. Il était prêt à en découdre. «Mais après vérification, il s'est avéré que ce monsieur avait présenté une copie vierge au concours», nous confie la députée. Mauvaise gestion à la CPG Asma Abou Al Hana, qui habite Métlaoui lorsqu'elle n'est pas au Bardo, estime comme tous les habitants des villes minières, qu‘une partie des richesses provenant du phosphate doit rester dans la région. «De l'aveu même des dirigeants de l'entreprise, la CPG accuse un manque à gagner d'environ 3 milliards par jour de grève, on aurait gagné trois ans si l'Etat avait décidé de mettre tout cet argent dans la région», estime Taha. Fethi, lui, rêve d'une Métlaoui dans laquelle les jeunes pourraient bénéficier d'une piscine, eux qui n'ont pas la mer, il rêve de routes bien construites et d'investissements réels dans la région en lieu et place d'une économie anarchique. «Tout cela aurait été possible, si la CPG avait été bien gérée, elle qui brasse des milliards», regrette Fethi qui précise bien qu'il s'agit d'un manque à gagner et non véritablement d'une perte. Selon lui, l'ex-patron de l'entreprise Kais Dali aurait résumé cela ainsi : «S'il y avait une matière appelée mauvaise gestion, elle aurait été enseignée à la CPG». A titre d'exemple, Fethi s'étonne de voir que pendant plusieurs mois, le phosphate avait été transporté par des camions appartenant à des particuliers, alors que la CPG dispose de son propre parc. Pendant un temps, également, l'acheminement du phosphate par train avait été interrompu en raison de sit-in très douteux. Obligeant l'entreprise nationale à faire appel à des sociétés privées de transport dont une appartenant à l'homme d'affaires et député Lotfi Ali. Alors que le coût du transport ferroviaire est d'à peu près cinq dinars par tonne, le coût du transport routier par des intervenants privés est de 22 dinars la tonne.