Par Lassaad Ben AHMED Il est devenu de plus en plus fréquent, ces derniers jours, de voir des journalistes passer devant le procureur de la République pour répondre à des questions relatives à des actes ou propos qu'ils ont tenu à l'occasion de l'exercice de leur travail. Et indépendamment du fait qu'ils soient condamnés ou pas, la méthode adoptée constitue en soi une atteinte à la liberté d'expression, dans la mesure où cela pourrait agresser les journalistes dans leurs esprits et empêcher le libre cours de leurs pensées. Il ne s'agit pas là de défendre des actes de diffamation et de diffusion de fausses nouvelles. Il ne s'agit pas non plus d'accorder une faveur aux journalistes lorsqu'il s'agit d'une affaire de droit commun. Les règles de déontologie et le code de la presse sont explicites quant aux infractions journalistiques et il ne peut y avoir d'amalgame là-dessus. Le problème concerne bel bien des productions médiatiques où les journalistes ont déployé un effort professionnel à la recherche de la vérité, non sans erreur (après tout, le travail journalistique reste toujours un travail humain) et qu'en fin de compte ils se retrouvent face à un interrogatoire, sinon derrière les barreaux. Que cela devienne un phénomène est fort porteur de significations et surtout d'inquiétudes. Le journalisme en Tunisie a beaucoup évolué après le 14 Janvier 2011, bénéficiant d'un air de liberté sans précédent, ce qui a permis l'émergence de plusieurs médias, écrits, audiovisuels et électroniques. Le secteur a également gagné en qualité et en pertinence de sorte qu'il a pu récupérer une bonne proportion de l'audience qui cherchait ailleurs, à un certain moment, l'information sur la Tunisie. On est même allé jusqu'à considérer que la liberté d'expression était le principal acquis visible du soulèvement qu'a connu le pays. Sans doute, cela ne devrait pas cacher les problèmes structurels du secteur, qui, comme tous les autres secteurs, a énormément souffert de la répression et de la marginalisation sous la dictature. Pour pouvoir se redresser, il a encore du chemin à parcourir et du travail en profondeur à entreprendre, de la formation et de l'expérience. On enregistre également des dépassements que les journalistes eux-mêmes n'accepteraient pas. Il ne s'agit nullement donc de donner carte blanche ou de considérer que le journaliste est au-dessus de la loi. Or, le problème qui se pose aujourd'hui est de savoir quelle compétence et selon quelles références baliser ou réguler le secteur? Punir les dépassements, d'accord. Mais aller jusqu'à la peine physique, ou revenir aux pratiques révolues de harcèlement, cela est non seulement destructeur du journalisme mais aussi de tout le processus transitoire que le pays a connu. Car, en l'absence de médias libres et de journalistes courageux, c'est le retour à l'hégémonie et à la dictature. Et inversement, si le journalisme consolidait ce qui est déjà acquis sur le plan institutionnel et réglementaire, le secteur pourrait même évoluer vers un instrument de justice sociale et un détecteur de corruption, de malversation, de mauvaise gestion, etc. Dans des pays plus avancés que nous, le journalisme était à l'origine de plusieurs scandales et d'actes mafieux qui pouvaient aller jusqu'à changer le cours de l'histoire. Et l'autorégulation peut se faire par le retrait de la carte professionnelle du journaliste ou de la licence pour un média. C'est synonyme, bien des fois et si l'on ose dire, de la peine capitale. C'est dire également que le journaliste a besoin d'être protégé des tentatives de manipulation politiciennes, auxquelles la justice devrait s'attaquer en premier. Après s'il s'avère qu'il y eut mauvaise foi ou volonté manifeste de fausser la donne politique ou économique, là, tout le monde conviendrait que ce n'est plus du journalisme.