Saleem Doleh se glisse dans les souliers du Maître dans le temple de Delphes qui ne dévoilait rien et ne cachait rien, se suffisant à transmettre et à renvoyer vers l'absolu. En vérité, l'auteur tente, dans cet ouvrage sous-titré «L'allumeuse cosmique de silex», de nous faire miroiter le feu sacré. Vous aimez vocables flamboyants, ésotériques, souffrant mille interprétations, à peine attachés à l'ici-bas empirique ? Alors, vous aimerez «La belle Clémentia» de Saleem Doleh, même si vous pourriez être désarçonné, au début, par cette écriture qui se jette sur vous au grand galop, même si vous pourriez la soupçonner d'emphase et de grandiloquence, de suffisance et d'hypertrophie du Moi. Seulement, vous n'accuseriez jamais cette écriture de pédantisme. Et c'est comme si Saleem Doleh s'y attendait... Car, tout de suite, il nous glisse en citation quelques vers de poètes de la haute littérature arabe classique, ceux que l'on évoque comme les quasi-canons de la langue : Ibn Hichem, Ibn Abi Rabiaa, Al Dhabiani, Al Bohtory, Ibn Al Mootazz, Al Maarri... et on découvre alors, comparaison faite, qu'il y a indéniablement de la prose dans leur poésie au même titre qu'il y a indéniablement de la poésie dans la prose de Saleem Doleh. Les «êtres poétiques» et les «êtres mathématiques» Passés ces premiers soupçons, on baisse la garde et on joue volontiers le jeu de l'auteur. Un bénéfice du doute qui se mue bien vite en découverte stupéfaite d'un étonnant, d'un prenant lyrisme dissous dans les textes, y compris dans les rares morceaux politiques. Et nous découvrons, alors, que l'auteur est en train d'exorciser les années où il a eu à faire face aux affres de l'ancien régime. Là où il prend bien soin de ne pas dépasser les limites des convenances alors même que nous ressentons la violence des sentiments qui transpirent de cette retenue. Et cette impression est à ce point intense que l'on se surprend à penser que si les mots de Saleem Doleh étaient d'aventure des pierres et que l'on parvenait à les soulever, on découvrirait tapis sous elles autant de scorpions et de vipères. C'est que l'auteur porte encore au poignet droit et au sommet du crâne les stigmates de son chemin de croix. Seulement, il ne choisit pas le manifeste pour nous le dire et il est alors comme une énième incarnation du maître dans le temple de Delphes qui ne dévoile ni ne cèle mais transmet et renvoie vers l'absolu. Il se justifie en disant que c'est une question d'identité et d'honneur... Les vers montent encore en gamme pour nous signifier implicitement que si le langage est le premier moyen d'expression des êtres humains, la poésie et la prose sont le langage de la langue elle-même quand cette dernière cherche à s'exprimer, recourant à des «êtres poétiques», comme parleraient les mathématiciens des «êtres mathématiques» qui sont les vocables de leur langage. Une dimension qui pourrait sembler ardue à appréhender mais qui correspond au besoin de Saleem Doleh de s'exprimer hors de sa rigueur fondamentale de philosophe. Toujours désirée, jamais conquise «Que mon âme est précaire à la tombée de chaque nuit, j'endors mes sentiments et je me glisse en dehors de mon être pour déambuler dans les rues de Gafsa...» Dans ces vers, comme dans d'autres au fil de l'ouvrage, Saleem Doleh semble se centrer autour du Moi mais ce n'est qu'une impression car il invoque un nombre ahurissant d'êtres poétiques pour les placer au-devant de son propre être : sa «patrie sentimentale», l'eau et le sel, le pain, le vin et la chamelle, sa propre mère, Gafsa, la ville qui porte ses racines, ses larmes, son ombre, son miroir, les lettres de ses noms, un caroubier, un olivier, un héron, une jolie brune éplorée devant la carte de son pays, l'œuf du coq, le sang de la gazelle, les volatiles des songes, les nuages et les cieux, le narcisse de l'eau et le narcisse du désert qu'il nomme ses frères, la femme du vent et l'au-delà, l'amour et... la liberté ! «Ce n'était pas un chant, c'était une hémorragie», dit-il quelque part comme pour résumer le sens et l'essence de ce recueil dont les deux tiers sont occupés par un long hymne à l'adresse de Clémentia dont les 190 pages (sur les 291 que compte l'ouvrage) halètent de ce genre de pensées inassouvies et implorantes que l'on n'adresse qu'à une femme toujours désirée, jamais conquise. Quant à ceux qui s'attendent à ce qu'un recueil de prose de Saleem Doleh soit un genre «Ainsi parlait Zarathoustra» de Nietzsche, ils ne retrouveront pas le philosophe (ou si peu) mais un poète engagé dans une flânerie hors des sentiers dialectiques. L'ouvrage : La belle Clémentia, 291p., mouture arabe, par Saleem Doleh. Editions palestiniennes, 2015. Disponible à la Librairie al Kitab