Après une courte période de fausse accalmie, voilà que les hostilités entre la centrale syndicale et l'organisation patronale reprennent leur cours. Il est vrai que cette animosité est sourde et qu'elle se fait sans tapage ; cependant, elle couve comme le feu sous la cendre. La dernière position que vient d'exprimer l'Ugtt relative à sa non-participation aux discussions du projet de loi de finances complémentaire 2015, fait écho à l'initiative de l'Utica, baptisée «Plan de sauvetage économique», et dénonce une certaine entente scellée entre cette dernière et le gouvernement à ses dépens. Ces tiraillements entre les deux parties sociales participent à l'aggravation d'une situation économique désastreuse et qui risque bien de s'aggraver davantage si le gouvernement ne surgit pas et ne tranche pas ces différends d'une manière péremptoire. Mais malheureusement, on n'aperçoit pas encore de signes rassurants se profiler à l'horizon. Bien au contraire, on voit des excroissances politiques tendancieuses cherchant, visiblement, à enterrer indéfiniment une question cruciale qui ne peut plus attendre, pensent certains. Les réprimandes de l'Ugtt L'Ugtt a donc déploré, avant-hier, sa mise à l'écart des discussions de ce projet de loi, tout en reprochant au chef du gouvernement d'avoir fait litière d'une correspondance qui lui a été adressée par le secrétaire général et dans laquelle celui-ci lui demandait de lui envoyer une copie du projet de ladite loi. La centrale syndicale a également exprimé son étonnement concernant la non-consultation du Conseil national de la fiscalité dont les avis participent largement à aplanir les difficultés. En outre, l'Ugtt reproche à ce projet de loi le fait qu'il soit dépourvu de réelles réformes, notamment celles se rapportant à la fiscalité et à la lutte contre la contrebande et le commerce parallèle. Pour ce faire, elle appelle au renforcement des moyens mis à la disposition de l'administration pour qu'elle puisse lutter efficacement contre l'évasion fiscale. Ces moyens consistent, essentiellement, dans la facilitation des procédures de la levée du secret bancaire, le remboursement des dettes des acteurs économiques et l'amélioration du pouvoir d'achat des fonctionnaires de l'Etat. Et pour renflouer les caisses de l'Etat, il est impératif, pour la centrale syndicale, de procéder à la réforme du système douanier. Concernant les mesures arrêtées par le gouvernement en matière d'emploi et d'investissement, l'Ugtt y voit des décisions « traditionnelles, obsolètes et coûteuses », tout en déplorant, à ce niveau, l'absence de réformes encourageant l'intégration des petits artisans qui sont en butte à des difficultés économiques depuis 2011. Enfin, pour ce qui est des dernières mesures prises en faveur du secteur touristique, l'Ugtt ne manque pas d'attirer l'attention sur les effets néfastes que ces dernières feront subir à plusieurs entreprises publiques à l'instar de la Sonede, la Steg et la Cnss. Connivence A travers ces critiques et ces propositions, se profile en filigrane le regain de tension entre la centrale syndicale et l'organisation patronale. Il est facile de décrypter le message encodé par la première, et ce rien qu'en se rappelant le contenu du «plan de sauvetage économique» présenté par la présidente de l'Utica à l'ARP, et qui comprend neuf axes, au niveau économique, social et sécuritaire. Selon les informations ébruitées, ces axes se résument en l'amélioration du climat des affaires, à travers l'investissement de l'Etat dans l'infrastructure et la logistique, l'établissement d'avantages financiers et fiscaux en faveur des hommes d'affaires, la sécurité, c'est-à-dire la lutte contre le terrorisme, avec tout ce que cela implique comme interdiction des grèves et des revendications. Le patronat n'en reste pas là, il demande également qu'on le gratifie de mesures simplificatrices, au triple plan procédural, financier et douanier, ainsi que la révision du taux de l'impôt sur les sociétés. Un projet qui fait l'objet de suspicions, au regard de certains experts. Ce qui les rend encore plus sceptiques quant aux bonnes intentions de l'Utica, c'est le fait d'avoir écarté l'Ugtt, le grand partenaire du «Dialogue national», des négociations ayant abouti à ce «programme de salut». Ces experts, qui sont proches de l'Ugtt, soupçonnent dans cette manière de procéder de la part de l'organisation patronale, la présence d'une certaine connivence avec le gouvernement, visant à étouffer principalement le droit syndical. Et cette exclusion des discussions du projet de loi de finances vient renforcer ces doutes et ces appréhensions, suivant les syndicalistes. D'ailleurs, la centrale syndicale, qui était mise à l'index à cause des grèves jugées inopportunes en cette conjoncture extrêmement délicate, où le pays est menacé par le terrorisme, se rebiffe et passe à la contre-attaque, en défendant à cor et à cri le droit de grève, et en insistant sur son caractère constitutionnel et inaliénable. Pour montrer son attachement à ce droit et donc son intention de continuer à l'exercer en dépit de son interdiction par l'état d'urgence décrété, l'Ugtt vient de lancer, sur sa page facebook officielle, une campagne baptisée «touche pas à la constitution», et ce sous forme de syllogisme: #touche pas à la constitution #Un droit est un droit et la grève est un droit # La constitution ce n'est pas du jeu. Le beurre et l'argent du beurre Les syndicalistes considèrent que, depuis le 14 janvier 2011, le patronat n'a presque rien fait au niveau de la création de projets pour recruter des chômeurs et participer au développement des zones déshéritées. Et pourtant, affirment-ils, ils exercent des pressions sur l'Etat afin qu'il ne touche pas au système fiscal inique. Ils déplorent le fait que la plupart des hommes d'affaires échappent à leur devoir fiscal, en usant de moyens tortueux, alors que les salariés participent avec plus des 2/3 dans les recettes fiscales de l'Etat. Ils s'indignent contre ce qu'ils appellent une injustice sociale dont ils réclament la réparation au chef du gouvernement par l'application de la loi, en montrant la même détermination dont il a fait preuve lors du prélèvement sur les salaires des instituteurs, au nom de l'égalité de tous devant la loi. A ce propos, l'un des dirigeants de l'Ugtt souligne que les vraies revendications excessives n'émanent pas des salariés mais des hommes d'affaires, à travers la série de projets de loi présentés à l'ARP, à l'image de ceux relatifs au PPP, à l'énergie renouvelable, à l'investissement, avec tous les avantages et les exonérations que cela leur procure et qu'ils veulent doubler et varier, pour alourdir encore plus le fardeau financier des premiers. Autrement dit, ils veulent jouir de privilèges provenant des impôts auxquels ils ne participent presque pas. En ce qui concerne le Code des investissements, des spécialistes attirent l'attention sur ses effets désastreux, en raison du fait que l'Etat serait amené à perdre le contrôle sur des secteurs vitaux et se trouverait à la merci des hommes d'affaires qui pourraient quitter le pays quand ils le voudraient sans qu'il ne puisse les en empêcher. L'autre grand inconvénient de ce code, selon eux, c'est qu'il vise à instaurer un modèle de développement non solidaire, c'est-à-dire pire que celui de Ben Ali. Ils dénoncent, d'autre part, le fait que 40% des ouvriers travaillent dans des conditions de travail fragiles. Excroissance politique Les spécialistes sont unanimes à considérer que les handicaps majeurs qui empêchent la Tunisie d'avancer et de se développer et de devenir une destination attractive pour les investissements étrangers sont la corruption et la bureaucratie, comme l'a expressément dit le président allemand, pendant sa visite à notre pays. Ils sollicitent le chef du gouvernement de soumettre à des audits plusieurs affaires douteuses, dont, à titre d'exemple, la gestion de 70 000 voitures administratives et le blanchiment d'argent dans les terres domaniales. C'est dans le traitement de ces questions que résident les vraies solutions, d'après eux, et non pas dans l'exaucement des caprices des hommes d'affaires dont la plupart ne leur inspirent pas confiance. A supposer qu'on leur donne un blanc-seing, pendant un an, combien de postes d'emploi vont-ils créer, se demandent-ils. N'est-ce pas là le paramètre qui nous permet de nous renseigner sur le degré de sérieux quant à leur volonté d'investir et de servir le pays?, ajoutent-ils. Il est donc clair que les hostilités entre les deux principaux partenaires sociaux sont bien intenses et risquent fort de s'intensifier encore plus avec les rentrées scolaire et universitaire qui sont imminentes. Et au lieu d'essayer d'apaiser cette atmosphère, par la recherche de solutions rationnelles et radicales aux problèmes posés, on évoque de nouvelles questions politiques telles que celle se rapportant aux élections municipales. Personne ne nie l'importance de telles élections, qui sont tant attendues, seulement ne faudrait-il pas donner la priorité à la résolution de ces problèmes suspendus depuis belle lurette? Oublie-t-on que la conjoncture est économique par excellence? Comment peut-on gérer les affaires municipales et les mener à bien dans une situation économique chaotique? Maintenant que le plan d'action contre le terrorisme, dans son volet sécuritaire, est amorcé, n'est-il pas grand temps d'aborder les questions économiques, financières et sociales pour activer les autres approches et rendre plus efficace cette lutte?