Hier, dans un hôtel de la place, la Coalition civile contre le projet de réconciliation économique et financière a tenu sa conférence de presse, annoncée dans le cadre de sa réunion évaluative de lundi dernier. Le coordinateur national, Me Ali Safraoui, qui a ouvert les débats, a insisté sur le fait que la Coalition n'est ni contre la réconciliation nationale, ni pour l'accélération du processus de la justice transitionnelle, mais qu'elle s'oppose à l'initiative présidentielle pour la menace qu'elle représente pour celle-ci et les atteintes qu'elle porte à la Constitution. Fausser le rôle de l'Etat Ces atteintes, qui ont été énumérées par le juge administratif, Ahmed Soueb, apparaissent, notamment, à travers les contradictions flagrantes avec les principes stipulés dans le préambule de la Constitution, à savoir la bonne gouvernance, qui repose essentiellement sur la transparence et la détermination des responsabilités, la gestion participative, vu que les instances constitutionnelles sont écartées, la séparation et l'équilibre entre les pouvoirs, en raison de l'exclusion des pouvoirs législatif et juridictionnel par le pouvoir exécutif, que ce soit sur le plan de la rédaction du texte qu'au niveau de la composition de l'instance de réconciliation. Cette atteinte à la Constitution est illustrée d'une manière on ne peut plus claire par son article 10 qui dispose dans son aliéna 3 que «l'Etat veille à la bonne gestion des deniers publics et prend les mesures nécessaires pour les dépenser selon les priorités de l'économie nationale et œuvre à la lutte contre la corruption et contre tout ce qui porte atteinte à la souveraineté nationale». Or, contrairement à ces principes, on veut assigner à l'Etat des tâches de mauvaise gestion et de couverture en faveur des hommes d'affaires, souligne le juge Soueb qui voit dans ce projet présidentiel une amnistie générale déguisée. L'intention des artisans du projet de réconciliation de saboter le système de la justice transitionnelle se précise davantage par leur violation de l'article 149, paragraphe 9 qui stipule que «l'Etat s'engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans l'ensemble de ses domaines et dans la période fixée par la législation qui y est relative. Dans ce contexte, il n'est pas permis d'invoquer la non-rétroactivité des lois ou une amnistie préexistante ou l'autorité de la chose jugée ou la prescription d'un crime ou d'une peine». Au lieu de mettre en place un processus qui soit fondé sur le dévoilement de la vérité, la demande de comptes aux auteurs de crimes, la détermination de leur responsabilité, la réparation des dommages causés aux victimes et leur rétablissement dans leurs droits et la réforme des institutions de l'Etat, en vue d'instaurer une réconciliation globale et durable, les défenseurs de l'initiative présidentielle préfèrent privilégier l'impunité, le gaspillage des droits civils, la fragmentation de la justice et la consécration de l'illégitimité, en dessaisissant le pouvoir juridictionnel des dossiers et en supprimant le rôle du pouvoir législatif dans le processus de justice transitionnelle. Toutes ces prérogatives qu'elle ôte aux autres instances constitutionnelles et qu'elle s'arroge aussi bien illégalement qu'illégitimement font de cette instance administrative la force la plus puissante de toutes, selon l'expression du juge Ahmed Soueb. Problèmes conjoncturels et structurels Après ces illustrations juridiques présentées par le juge administratif, c'était au tour de l'économiste Abdeljelil Bédoui, de montrer le mal-fondé de l'initiative législative présidentielle. Pour lui, ce projet empêche la dimension réformiste de développement de s'épanouir et de voir le jour, et il ne sera donc pas possible d'instaurer un nouveau modèle de développement, étant donné que tant que l'ancien système corrompu n'est pas encore identifié et que ses mécanismes ne sont pas dévoilés, il restera toujours en vigueur. Et c'est justement son maintien qui est à l'origine de la stagnation du développement et des investissements, notamment étrangers, qui s'acheminent principalement vers des projets de forage et d'extraction. D'autre part, l'économiste a fait savoir que le faible taux de réalisation des projets publics ainsi que le manque de ressources dont souffre cruellement le pays sont occasionnés par la bureaucratie et la corruption de l'administration tunisienne qui a besoin d'être assainie. Et ce n'est pas des hommes d'affaires corrompus qui vont remédier à la situation, selon lui. D'ailleurs, il leur ôte ce statut qui leur est abusivement attribué. Car, pense-t-il, de vrais hommes d'affaires tiennent à travailler dans le cadre d'un Etat fort et en toute transparence. Alors, ces fortunés coupables de graves méfaits ne peuvent rien apporter à l'économie nationale, d'autant plus qu'ils devraient constituer une minorité, sinon ce serait catastrophique. La majorité d'hommes d'affaires supposée être clean non plus n'a rien fourni au pays, ce qui montre à l'évidence que le vrai problème ne réside pas là. Les écueils auxquels est en butte l'économie nationale tunisienne sont d'ordre conjoncturel, en raison de la situation sécuritaire, sociale et politique qui sévit et donc du manque de visibilité, et aussi structurel, à cause de la bureaucratie, de la médiocrité de l'infrastructure et des services publics, etc. L'universitaire a appelé à la constitution de commissions spécialisées en vue de disséquer cette réalité et d'essayer de trouver les remèdes adéquats. Il faudrait favoriser le dialogue pour aboutir à une solution consensuelle, soutenait Me Ali Safraoui, et non pas la «légitimité» d'Ennahdha, ni la «majorité» de Nida Tounès, parce que l'une et l'autre ne valent rien devant la volonté du peuple. On devrait se mettre à réformer le système de la justice transitionnelle, en essayant d'en combler les lacunes, d'en corriger les contradictions et de revoir la composition de l'IVD (Instance vérité et dignité), surtout après cette avalanche de démissions et la fameuse lettre envoyée par son vice-président, Zouhaïer Makhlouf, au président de l'ARP, Mohamed Nasser. Pour voir le bout du tunnel, on a besoin que tout fonctionne dans la transparence, la condition sine qua non de tout investissement étranger, note l'avocat. C'est l'essence même de la justice transitionnelle qui a le mérite, lorsqu'elle est appliquée à la lettre, d'éloigner de larges catégories sociales de la haine, du désespoir et de la rébellion. Pour se rassurer, ces dernières ont besoin que l'on respecte ce qu'on leur a promis dans le préambule de la Constitution, à savoir la rupture avec l'oppression, l'injustice et la corruption, comme l'a rappelé le juge Ahmed Soueb.