Parce qu'il est, comme le définit le Professeur Maurice Hourion, «l'institution des institutions» (1), parce qu'il est une forme qualifiée, perfectionnée et éminente de la vie collective (2) et parce qu'enfin le pouvoir judiciaire ou juridictionnel, selon les termes mêmes de la Constitution du 27/1/2014 dans son chapitre V, constitue un des éléments essentiels de «l'Etat», le 3e pouvoir, après le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, le juge qui est appelé à prononcer ses «jugements» au nom du chef de l'Etat ne peut être considéré comme un citoyen comme les autres ne serait-ce même vis-à-vis de la fameuse Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 et les autres déclarations universelles des droits de l'Homme de 1948 et Constitutions, notamment celle du 27/1/2014 en Tunisie. Les raisons sont multiples. Elles sont d'ordre constitutionnel et d'ordre légal. Les raisons d'ordre constitutionnel 1- L'article 72 de la Constitution stipule que le président de la République est le chef de l'Etat et le symbole de son unité. Le pouvoir judiciaire qui a pour mission essentielle de rendre la justice, c'est-à-dire de prononcer des jugements, ne peut pas perdre de vue les dispositions de cet article. Derrière chaque jugement, il y a l'image du président de la République. 2- L'article 111 de la Constitution est plus explicite. Il énonce que les «jugements sont rendus au nom du peuple et exécutés au nom du président de la République». 3- L'article 102 de la Constitution tunisienne souligne que «la magistrature est un pouvoir indépendant qui garantit l'instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés». Il est le garant et le protecteur des droits et libertés des citoyens. 4- L'article 103 de la Constitution stipule que le magistrat doit être compétent et qu'il est surtout tenu par l'obligation de neutralité et d'intégrité. Cette obligation de neutralité, l'essence même de son statut, si elle est respectée, met le magistrat au-dessus de toutes les controverses parfois violentes des justiciables et les disputes et tiraillements qui déchirent parfois la société civile. 5- En contrepartie de cette obligation de «neutralité», le juge bénéficie de «l'immunité pénale» selon l'article 104 de la Constitution. En vertu de cette immunité, le juge ne peut être poursuivi ou arrêté tant qu'elle n'est pas levée. C'est la manifestation du principe sacro-saint de l'indépendance de la magistrature. A ce propos, le premier président de la République, Habib Bourguiba, s'exprimait le 18 avril 1959 devant le Conseil supérieur de la magistrature en ces termes: «Cette indépendance signifie que le magistrat juge selon sa loi et sa conscience sans qu'une influence extérieure vienne peser sur sa décision. Cette indépendance est garantie par l'Etat qui s'attache à sévir contre toute immixtion, toute pression destinées à orienter la décision du juge dans un sens déterminé (H. Bourguiba – Discours du 18 avril 1959, voir organisation de l'administration tunisienne, publication Crea de l'ENA 1972, p.159). Les raisons d'ordre légal De par son statut, le juge est un fonctionnaire de l'Etat. A ce titre, il est tenu plus que n'importe qui à l'obligation de réserve. S'il est libre de ses opinions et de ses desiderata, il n'a pas cependant le droit d'en étaler la teneur au public et surtout à travers les médias et les moyens technologiques avancés comme Facebook ou autres. Cette obligation de réserve est véhiculée par le statut des magistrats et par le statut général de la Fonction publique de 1968 et de 1985. Il y va de l'honneur et du prestige du pouvoir judiciaire. De cette obligation de réserve découlent d'autres non moins importantes, celles de ne pas s'adonner au commerce, de fréquenter n'importe qui et de choisir ses lieux de rencontre et autres. 2) Parce que le juge est la voix du peuple au moment où il prononce ses «jugements», il a le devoir de ne pas donner l'occasion à quiconque de le «critiquer» ou de le «malmener» ou «railler» ses opinions. Montesquieu disait que le pouvoir arrête le pouvoir. En ce sens, le juge doit avoir le contrôle de ses actes et surtout de ses opinions et attitudes. Il doit être «le self-control» de ses prises de position et de ses actions. L'exercice du pouvoir limite raisonnablement le droit des juges aux droits et aux libertés, notamment celles relatives à la liberté d'expression. En public, le seul souci qui doit préoccuper l'esprit des juges, c'est de rendre des jugements justes, prompts et impartiaux en application de l'article 108 de la Constitution qui énonce: «Toute personne a droit à un procès équitable et dans un délai raisonnable. Les justiciables sont égaux devant la justice». Pour préserver son autorité et sauvegarder son prestige, la justice ne doit pas se mêler des problèmes politiques ou autres relatifs aux médias, aux querelles intestines des partis politiques et des groupes de pression. Au-delà de son prestige qui est fondamental, il y va du prestige de l'Etat. Malheureusement, l'affaire Hamadi Rahmani s'inscrit à l'encontre de tous ces soucis tant déontologiques qu'éthiques. L'affaire Rahmani Il est difficile de soutenir, à la lumière de ce que nous venons de détailler tant au niveau constitutionnel que légal, l'approche de l'Association des magistrats tunisiens (AMT) à ce sujet. Personne ne peut nier que les juges sont des citoyens jouissant de leur liberté d'expression conformément aux garanties constitutionnelles légales et aux règles et conventions internationales. Mais c'est un grand «mais» : l'exercice de ces libertés ne doit pas être en contradiction avec les dispositions constitutionnelles ci-haut analysées et notamment l'article 103 relatif à l'obligation de neutralité et l'article 102 du même texte relatif «à la protection des droits et des libertés» des citoyens. L'exercice de ces libertés ne doit pas être à l'encontre du droit de réserve qui est l'essence même du statut des juges. C'est pourquoi il semble inadmissible de par sa «fonction» et de par «l'éthique sociale» qui réunit toute la classe intellectuelle éclairée qu'un juge appelle à la fermeture d'une chaîne de TV, en l'occurrence Al Hiwar Ettounsi, un certain 14/10/2019, sur son compte facebook personnel, «sinon la Tunisie, dit-il, paiera un lourd tribut». En contradiction flagrante avec les abc de toutes les déclarations des droits de l'Homme de tout temps et de tout pays et notamment la Constitution du 27/1/2014 et surtout en violation du décret-loi n°2011-116 du 2/11/2011 relatif à la liberté de communication audiovisuelle et à la création d'une haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle incluant la criminalisation du discours de haine, l'utilisation des moyens hostiles, la violence, la non-objectivité, le non-respect de la dignité humaine qui ont des conséquences sur la sécurité nationale et l'ordre public. M. Hamadi Rahmani, sans le vouloir, peut-être a commis de graves crimes relatifs à la propagation des discours de haine et de violence. Ce discours n'est pas admissible même de la part d'un simple «citoyen» simple d'esprit, que dire de la part d'un «citoyen-juge», sans trop accabler la conscience de notre jeune juge qu'il me permette de lui rappeler qu'un soir, à Siliana, un certain 5/2/2014, M. Ali Larayedh, alors ministre de l'Intérieur de la triste Troïka, a pointé du doigt feu Chokri Belaïd, le taxant de semer la zizanie et l'anarchie en Tunisie, le lendemain matin le 6/2/2014, Chokri Belaïd a été assassiné. On est toujours à la recherche du vrai responsable. L'appel à la violence appelle la violence. La Tunisie, hélas, a vu sur ce chapitre des mûres et des pas mûres. J'appelle du haut de cette tribune M. le ministre de l'Intérieur actuel ou à venir à réserver une protection aux les journalistes d'Al Hiwar Ettounsi dont notamment Mme Mariem Belkadhi, Maître Maya Ksouri, Maître Sonia Hammami, MM. Mohamed Boughalleb, Lotfi Laâmari, Chakib Derouiche. Leur vie est en danger. Les taupes sont partout. Il est temps que la société civile, politique et culturelle, hommes et femmes se serre les rangs pour éviter les dérapages comme ceux du 6/2 et 25/7/2014, le jour de l'assassinat de Mohamed Brahmi, et édifier une Tunisie nouvelle, celle de la tolérance, du bien-être et de l'amour. La Tunisie a besoin de tous ses fils et toutes ses filles. Loin de l'obscurantisme et de l'intégrisme, la Tunisie des lumières de Tahar Haddad, de Farhat Hached et de Habib Bourguiba nous interpelle. Première démocratie dans le monde arabo-islamique depuis que ce monde est monde, il lui faut seller ses chevaux pour gagner véritablement sa bataille contre le sous-développement, la misère, la corruption et le terrorisme. A ce sujet, l'élection de M. Kaïs Saïed à la magistrature suprême est un signe fort encourageant. Par Maître Mohamed Laïd LADEB (*) (*) Avocat à la Cour de cassation et ancien universitaire 1 et 2 : voir Marcel Prelot : La science politique Collection Que sais-je pp. 95 et 99