La situation environnementale du pays est au plus mal. C'est le règne des déchets qui font désormais partie du paysage urbain et de notre quotidien. Pourtant, ce domaine est une mine d'or : un réservoir d'emplois, de projets pour les TPE et une source de devises étrangères. Une mine à ciel ouvert délaissée, ignorée. Jusqu'à quand ? Insoutenable, la banalisation de la présence des déchets, toutes catégories, dans le quotidien des Tunisiens. Quand l'actuel ministre de l'Environnement, Néjib Dérouiche, avait, au printemps dernier, quelques mois après sa prise de fonctions, proposé la création de toute une agence pour lutter contre les moustiques, peu de personnes l'avaient pris au sérieux ; il a même été tourné en dérision. En réalité, l'originalité de la proposition ministérielle aurait dû être mesurée à la dimension et au degré de dégradation de la situation environnementale du pays et à la difficulté de lui trouver des solutions rapides et efficaces. Une dégradation honteuse et de plus en plus préoccupante du fait que toutes les campagnes de nettoyage, de levée des déchets et de sensibilisation à la propreté urbaine n'ont servi à rien. Certaines de ces initiatives ont même mobilisé du monde, beaucoup de monde, pour avoir été menées conjointement par des ministères (Environnement et Equipement), des communes, des associations et des citoyens. Clochardisation des villes La résistance des déchets à toutes les tentatives d'éradication, sinon de maîtrise, est un cas d'école. Espaces et plages publics, parcs urbains, gares, voirie, tous les coins et recoins des villes, rues et quartiers sont assaillis par des déchets de toutes sortes (plastique, papier et carton, métallique, industriel, sanitaire...) qui dénotent un laisser-aller général et une passivité contagieuse. A croire que la Tunisie n'a jamais été dotée de décharges, de services municipaux de collecte, de ministères et structures spécialisés dans la prise en charge de ces déchets (environ 2,4 millions de tonnes par an) et des problèmes environnementaux urbains en général. Il faut avouer que la mission était des plus difficiles en période post-révolution marquée par la destitution des présidents et des conseils municipaux, la fermeture des décharges publiques (Jebel Chakir dans le Grand Tunis, la plus grande décharge du pays), la destruction d'une bonne partie des équipements de transport et de collecte de plusieurs municipalités (40 MDT de perte, chiffre déclaré dès 2011), les sit-in interminables et grèves des agents communaux, la mise à l'index de toutes les stratégies et les responsables de l'ancien régime et le laisser-aller général des premières années de la transition démocratique. A une période, on s'est retrouvé avec 20% de tonnage en moins au niveau de la collecte des ordures. Ces tonnes de déchets se sont retrouvées jonchant les rues, les places publiques, les façades d'écoles et d'hôpitaux et alimentant des décharges sauvages, des points noirs au cœur des cités. Contexte d'anarchie qui a également favorisé la prolifération des constructions anarchiques et l'occupation illégale du domaine public, autres fléaux ayant aggravé la clochardisation des villes. Force est d'admettre que la dégradation de l'environnement, en particulier urbain, s'est amorcée avec les événements de 2011 et s'est poursuivie sans répit depuis. Mais il faut aussi reconnaître que les problèmes environnementaux ont toujours existé, c'est-à-dire même avant 2011, et on ne trompera personne en affirmant qu'ils n'étaient pas aussi graves, aussi pernicieux ni aussi incontrôlables. Si bien que beaucoup de Tunisiens regrettent aujourd'hui que la révolution eût tout brûlé sur son chemin, y compris les projets qui avaient de l'avenir pour la Tunisie et auxquels ils ont contribué en tant que citoyens et contribuables. Quand la politique s'en mêle Ceci nous amène à poser la question suivante : pourquoi est-il si compliqué de redémarrer ? La politique aurait-elle mis, ici aussi, son grain de sel ? Il faut le croire en effet. Les délégations spéciales qui se sont installées d'elles-mêmes à la place des ex-conseils municipaux n'avaient ni l'expérience ni la légitimité sauf celle de profiter de l'anarchie subséquente à la révolution pour s'autoproclamer gestionnaires de la chose publique. Plus tard, sous la Troïka, le partage du pouvoir (postes de responsabilité), sous la bannière des quotas partisans, a fini par frapper de paralysie les administrations, y compris celle gérant les municipalités et les collectivités locales. Après les dernières élections de 2014, certaines délégations spéciales ont été délogées et leurs attributions transférées aux délégués régionaux. Sans résultats probants en raison du cumul des fonctions dans des régions soumises à de fortes tensions sociales. Entretemps, de grands projets de recyclage des déchets (Jradou, déchets industriels dangereux), d'assainissement (station d'épuration d'El Guettar pour l'exemple) et de valorisation de l'or vert (projets agricoles) ont été oubliés et ont périclité. Ceci pour la petite histoire. Pour la grande histoire, il s'agira de répondre à la question : que faire maintenant ? De nombreuses voix s'élèvent depuis quelques semaines pour dire que ce sont les élections municipales qui nous sortirons du bourbier. Faut-il le croire ? L'expérience des précédents scrutins démontre que la tension et les tiraillements entre les partis politiques n'ont pas baissé d'un cran après les élections législatives et présidentielle. Au contraire. Et comme pour les secteurs hautement techniques, celui de l'environnement gagnerait à être géré par des experts en raison de son étroite relation avec des domaines économiques tels que l'agriculture et la pêche, l'industrie, le tourisme, le transport, l'énergie, etc. En somme, avec tous les domaines qui ont un impact direct sur le quotidien des citoyens et que les spécialistes placent sous l'appellation savante du développement durable. Un modèle de développement qui garantit les droits des générations actuelles et futures à un environnement naturel viable et qui serait géré, à cet effet, par un nouveau type de politique économique : l'économie verte. Celle-ci se basant essentiellement sur la récupération, le recyclage et la valorisation des déchets (liquides, solides et gazeux) en vertu d'un principe écologique qui veut que dans la nature « rien ne se perd, tout se récupère ». Un modèle de développement qui table sur la production propre en amont et en aval de la chaîne. Des milliers d'emplois verts à pourvoir La concrétisation de ce modèle de développement passe inévitablement par la création de milliers d'emplois verts et de petites entreprises de collect telle que « Ecolef », de tri, de recyclage, de gestion des décharges contrôlées (Jebel Chakir), de station d'épuration des eaux usées et d'unités de transformation et valorisation des déchets. Une niche porteuse pour le secteur privé et particulièrement pour les jeunes promoteurs qui n'ont besoin que d'une brève formation et d'un accompagnement au démarrage du projet, ce qu'assurent des associations tunisiennes et des organisations internationales depuis déjà plusieurs années en Tunisie. La coopération internationale y joue un rôle crucial. Il y a, en effet, dans ce modèle de développement une étroite collaboration entre l'Etat, les communes, le secteur privé et la société civile, y compris au niveau des financements. Plus récemment, il y a lieu de citer le centre de traitement des déchets électroniques en cours de réalisation dans la zone de Sidi Hassine Sijoumi, dans la localité de Jebel Chakir, ou encore le projet de gestion des déchets sanitaires et de PCB (polychlorobiphenyles) lancé en 2013 avec la Banque mondiale avec un don équivalent à 32MD. Mais encore, depuis 2014, les « Barbachas » font partie du projet d'intégration structurelle du secteur informel dans la gestion communale des déchets. La coopération allemande (GIZ), l'Agence nationale de gestion de déchets et des associations sont partenaires dans ce projet qui prévoit la création d'une coopérative pour regrouper ces chiffonniers et leur garantir plus d'opportunités de partenariat avec les municipalités et les structures, comme les entreprises de recyclage, intervenant dans le secteur de la gestion des déchets. A noter par ailleurs que l'association «Lions Club de Tunis» a procédé à des opérations de vaccination gratuites au profit des «Barbachas» dans les municipalités de La Marsa et Ettadhamen-Mnihla. Créneau à l'exportation Selon le dernier rapport de SweepNet* en date d'avril 2014, il y aurait 385 entreprises privées (collecte, transport et recyclage) opérant dans le créneau des déchets ménagers, industriels et spéciaux. Le rapport note que l'implication du privé reste timide par rapport au potentiel existant dans les 264 municipalités du pays. Le recyclage du plastique et sa transformation en granulés destinés à l'exportation représente également un réservoir d'emplois et une source non négligeable en devises étrangères. A titre d'exemple, rien qu'en 2010, 7 mille tonnes de granulés de plastique recyclé ont été exportées vers la Chine et l'Inde, générant des revenus de l'ordre de 15 millions de dinars. A titre d'exemple aussi, et à la même date, la plasturgie en France représente un chiffre d'affaires de 29 milliards d'euros. La plasturgie étant l'industrie qui fabrique les produits en matière plastique. Une enveloppe de 8,5 milliards d'euros est réservée à l'importation de plastique recyclé avec un taux de valorisation des déchets en plastique de près de 58%. C'est dire le réservoir d'opportunités d'exportation qu'il est possible d'exploiter par la Tunisie et les promoteurs tunisiens, notamment les jeunes parmi les chômeurs diplômés du supérieur. Outre l'huile d'olive et les dattes, et en attendant que le tourisme sorte de sa léthargie, les pouvoirs publics et les jeunes chômeurs tunisiens sont plus que jamais appelés à innover dans leur prospection de nouveaux secteurs employeurs, à oser de nouvelles niches et à briguer de nouveaux horizons. Dans le tumulte des polémiques, des tensions sociales et surtout dans la guerre contre le terrorisme, l'environnement est relégué aux oubliettes. Pourtant, il s'agit de notre cadre de vie, de notre santé, de notre économie, de notre avenir et de l'image de la Tunisie qui a beaucoup perdu de son aura. La nécessité, voire l'urgence, d'une mobilisation de masse et d'une prise de conscience effective, loin des discours creux et des promesses sans lendemain, s'impose aujourd'hui. Et s'il le faut, pourquoi ne pas décréter un état d'urgence environnemental *SweepNet : Réseau régional d'échange d'informations et d'expertises dans le secteur des déchets solides dans les pays du Maghreb et du Machreq