Instigateur du printemps des Arts, fondateur du Syndicat des métiers des arts plastiques, artiste passionné...Mahmoud Chelbi, «Mach» pour les intimes, se bat sur tous les fronts de la liberté d'expression. Alors que nous entamons cet entretien, la Tunisie vient d'être récompensée par le Nobel de la paix. Qu'en pensez-vous ? Je suis très content de cette consécration. Il faut reconnaître que ce dialogue à quand même fait avancer les choses, au forceps, c'est certain, mais c'était une initiative importante. Je crois que dans cette démocratie en construction, l'équilibre entre la pression de la rue (je fais allusion au sit-in du Bardo), et le jeu parfois politicard était très difficile à trouver. Cela prouve, également, que les choses avancent tout de même par rapport à nos voisins. Maintenent, la démocratie est un fait acquis, cela dit ,ce que j'appelle le jeu politicard, à savoir le jeu complexe des clans, provoque une sorte de ras -le-bol politique chez le citoyen Lambda. On est passé du vide politique à la logorrhée politique. Mais pour revenir à la récompense, je trouve que c'est très positif car cela relance la Tunisie sur le plan international avec le mot «dialogue» et pas sur des attentats terroristes. En tant qu'artiste, quelle est votre réaction face aux derniers attentats terroristes en Tunisie à l'instar de la tentative d'assassinat du député de Nida Tounès ? Je pense que ce dernier attentat n'est pas d'origine terroriste comme celui de Sousse. Je pense que c'est une histoire de règlement de comptes entre politicards et homme d'affaires à l'italienne ou à l'américaine. L'argent et le pouvoir forment une équation qui a toujours été résolue soit par la violence soit par le banditisme. Avant la révolution, il y avait aussi des histoires de ce genre mais personne n'en parlait. Personnellement, j'ai beaucoup plus réagi aux attentats du Bardo et Sousse. C'était monstrueux ! On a réagi en organisant une rencontre internationale d'art contemporain (El Maken) où les artistes étrangers sont allés déposer des roses sur les lieux de l'attentat. Les nouvelles peurs viennent aussi de ce jeu de l'argent et du pouvoir qui maintiennent les gens dans leur status de petits «Homoconsommatus» sans histoires . Cela ne concerne pas que la Tunisie, d'ailleurs, cela se passe partout dans le monde. C'est pour cela qu'il faut regarder les infos avec beaucoup de recul. D'ailleurs lorsque quelqu'un est trop versé dans les informations, il ne cessera pas de rêver mais rêvera en petit format. Al Maken «In situ» est le prolongement de l'esprit Abdellia et du Printepms des arts dont vous êtes l'instigateur ? Pour nous, il fallait recréer un espace où l'art se réinvente . Le premier acte de «in Situ» a eu lieu à Sidi Bou Saïd du 3 au 13 août 2015 . C'est une autre mobilisation des artistes . Le concept de «Al Maken» vient d'une vision du monde où l'art est une attitude d'expression de la vie plus qu'un savoir-faire mercantile ! C'est aussi la première rencontre en Tunisie entre des plasticiens du monde pour un vivre ensemble dédié à la création, au partage et à la convivialité . En tant qu'agitateur culturel, comment voyez-vous la scène de la culture aujourd'hui ? En tant que syndicaliste, j'étais au premier rang de cette révolution (même s'il n'y avait eu de fête car la chute est vite arrivée après). C'est avec ce premier gouvernement que j'ai senti qu'il y avait une catastrophe dans le monde de la culture et pour moi, c'était Mahdi Mabrouk, l'ancien ministre de la Culture qui était contre l'esprit El Abdellia et contre les artistes.Ce rêve de construire une culture basée sur la libre expression des artistes s'est ratatiné. Et depuis, la politique culturelle du ministère n'a jamais été claire. Il n'y a jamais eu d'Etats généraux de l'art par exemple dans ce pays. Aujourd'hui, il y a une sorte de clientélisme à l'intérieur du ministère de la Culture. Même s'il y a une ministre aujourd'hui dont je ne conteste pas le côté universitaire et le sérieux, il y a une guerre souterraine de fonctionnaires qui s'entredéchirent pour être proches du pouvoir et cela fait beaucoup de dégâts à la culture. C'est pour cela qu'on a l'impression que la ministre est mal conseillée. C'est la dictature de la bureaucratie et le jeu des couloirs. Moi-même, j'ai été victime de cette guerre intestine à l'intérieur du ministère. La commission, après m'avoir acheté un tableau à l'espace Sadika . Après trois mois, alors qu'on attendait le payement, on apprend que l'achat de mon tableau et celui de Sadika a été annulé. On apprend alors que le président de la commission qui est aussi un artiste à annulé cet achat et cela trois mois après... C'est du jamais vu. Pensez vous que les Fondations puissent sauver l'art et les artistes ? Il n'y a pas de statut réel de Fondation pour l'art en Tunisie. Maintenant, il y a des gens qui arrivent avec beaucoup d'argent et qui font semblant de faire des choses alors qu'il n'y a pas de conséquences positives sur l'art. Je citerai par exemple la Fondation Lazaâr qui a fait un événement sous le nom de Jaw où il y a eu beaucoup de «flafla» de strass et de paillettes avec un décor magnifique avec un budget conséquent mais sans réelles retombées sur les artistes. Il n'y a pas eu d'œuvres achetées auprès des artistes tunisiens comme si l'événement faisait sa propre promotion. Cette même fondation a voulu créer son siège au milieu de la Médina. C'est très louable mais voici que le propriétaire de cette fondation se met à construire presque un immeuble en pleine médina. Comme tout le monde le sait, il y a un cachet à respecter à la médina et les voisins se sont plaints. Ils ont même signé une pétition contre cette construction. Il y a d'autres fondations qui sont plus discrètes mais qui agissent dans le flou... C'est bien d'introduire cet esprit de générosité et d'entraide en Tunisie mais il faut que les résultats soient visibles sur les projets culturels et les artistes et pas seulement sur les initiateurs de ces fondations . Il y a beaucoup de querelles de clocher entre les peintres... C'est normal dans une démocratie... Mais cela a commencé bien avant l'avènement de la démocratie en Tunisie... Oui, je vois ! En Tunisie, il y a des catégories : il y a les zakhrafa c'est-à-dire des peintres, même s'ils sont des pros , qui vivent au niveau de leur produits picturaux. Et il y a le peintre universitaire qui, avec son aura académique, croit que cela lui donne la légitimité d'être le meilleur parce qu'il est doctorant. Je ne suis pas contre les différences mais ce qui nous manque en Tunsie, c'est une revue ou des supports où tout ce beau monde mettrait ses idées ensemble pour faire avancer les choses. Ce qui manque, c'est le dialogue mais pas à travers les tables rondes avec des recommandations qu'on oublie. Dans la scène artistique, on ne s'impose pas parce qu'on a une bonne galerie qui vend nos œuvres ou parce qu'on est docteur ! Notre vie artistique bouillonne... Il y a de jeunes talents qui sont en train d'éclore, malheureusement, il n'y a pas de relais ni médiatique et politique. Pour moi l'alternative est d'imaginer une sorte de «packaging» avec notre vision des choses pour qu'on cesse de quémander une petite place dans le marché des arts.