La présidente de l'Instance vérité et dignité (IVD), Sihem Ben Sedrine, continue son offensive contre le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière. Elle se trouve, depuis le 22 octobre en Italie, pour défendre sa position contre ledit projet devant la plénière de la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise qui devrait se prononcer, aujourd'hui, sur la requête déposée par l'Instance en juillet dernier pour avis sur «l'adéquation du projet en question avec les normes internationales». La commission, dont la Tunisie est membre, est «un organe consultatif du Conseil de l'Europe visant à promouvoir l'esprit du droit constitutionnel de l'Union européenne et à fournir une assistance dans ce domaine à tout Etat désirant réformer dans ce sens ses lois et institutions politiques». Elle a été mise en place au mois de mai 1990. Contacté à ce propos, l'avocat et ancien ambassadeur, Samir Abdallah, a assuré que l'avis de cet organe est purement consultatif et n'engage en rien le gouvernement. Seules les conventions internationales ratifiées par la Tunisie ont un caractère obligatoire et sont supérieures aux lois nationales». Depuis sa présentation par la présidence de la République du projet de loi organique, Sihem Ben Sedrine est partie en guerre contre le projet et mobilise tous azimuts pour faire échec au projet jugé «en contradiction avec le processus de la justice transitionnelle, voire anticonstitutionnel», et pousser à son retrait. Elle continue son offensive contre un projet qui, selon elle, «valide et reconduit le mode de gouvernance autoritaire et mafieux ainsi que le modèle de développement économique où le copinage et l'extraction de rentes sont les moteurs du succès économique à l'origine de la crise que nous vivons en ce moment». L'IVD est-elle inconstitutionnelle ? Au cours d'un colloque organisé samedi 24 octobre par la Fondation tunisienne de la vérification et la gouvernance sur «la justice transitionnelle et le projet de loi organique relatif à la réconciliation économique et financière», le président de la Fondation Ahmed-Mansour a précisé que c'est plutôt l'IVD qui est inconstitutionnelle, parce que non conforme au paragraphe 9 de l'article 148 de la Constitution, appelant à l'amendement de la loi organique du 24 décembre 2013 portant création de l'Instance. L'un des conférenciers a démontré que la justice transitionnelle est destinée à réaliser «quatre objectifs : la reconnaissance, la confiance, l'Etat de droit et à terme la réconciliation». Aussi le concept de justice transitionnelle a-t-il évolué, depuis son apparition au début des années 1980 du siècle passé, «d'une perspective tournée vers le passé vers une perspective tournée vers l'avenir», avec, pour finalité première, «d'établir l'Etat de droit dans un contexte de gouvernance démocratique et de favoriser la réconciliation au plan interpersonnel comme à l'échelle nationale». C'est pourquoi, dans pratiquement toutes les instances et commissions qui ont été créées dans les pays concernés, le concept de réconciliation apparaît dans l'appellation comme pour marquer la volonté d'enterrer le passé avec ses douleurs et malheurs et d'entrevoir l'avenir avec beaucoup d'espoir et de détermination. Un point commun aux commissions, c'est qu'elles se sont penchées essentiellement sur les violations en matière des droits de l'Homme comme la torture, la disparition et la mort des personnes... dans le but de «faire apparaître la responsabilité des auteurs des violations, renforcer l'Etat de droit, apporter des compensations aux victimes, réaliser des réformes institutionnelles, promouvoir la réconciliation et promouvoir le débat public». Pour revenir au projet de loi organique présenté par la présidence de la République, il est évident qu'il suscite des réactions, pour la plupart hostiles, parce que mal expliqué. Ses initiateurs ont péché par une mauvaise communication. Les opposants au projet ont investi les médias, multiplié les rencontres, organisé des séminaires et des conférences de presse pour faire barrage au projet. Ils sont même descendus dans la rue pour fustiger une initiative qu'ils ont déjà vouée aux gémonies. Même s'ils n'ont réussi à mobiliser que peu de personnes, ils continuent, néanmoins, leur offensive contre le projet, fondant leur rejet sur des arguments constitutionnels, juridiques et «révolutionnaires». Impact au niveau de l'état d'esprit Toutefois, c'est au niveau des retombées économiques qu'il faudrait davantage expliquer le projet pour mieux convaincre. Le professeur d'économie et ancien directeur de l'Institut supérieur de gestion, Chokri Mamoghli, qui a fait, au cours du colloque, un exposé sur «la situation économique et sociale», a assuré que le projet de loi une fois adopté va «contribuer à l'assainissement du climat et encourager l'investissement». Même si les retombées financières directes ne sont pas encore calculées et varient d'un expert à l'autre, l'impact sera, essentiellement, «au niveau de l'état d'esprit», a-t-il expliqué. Aujourd'hui, près de 10.000 fonctionnaires, pour la plupart honnêtes et consciencieux, sont poursuivis dans des affaires de malversation, dont 300 sont frappés d'interdiction de sortie. Leur tort c'est d'avoir à un moment ou un autre obtempéré à des instructions venues de «là-haut», sans profiter des largesses de l'ancien régime. Cet état de fait s'est, négativement, répercuté sur le comportement de l'administration, de façon générale. «Au mois de septembre, 60% du titre II réservé à l'investissement n'ont pas encore été consommés. Les fonctionnaires ont peur de subir, un jour, le même sort que leurs prédécesseurs». A cela, on devra ajouter trois autres obstacles qui freinent l'investissement et qui sont, selon le conférencier», la bureaucratie, l'accès au financement et l'instabilité des politiques». La réconciliation en matière financière et de change existe dans la législation tunisienne et la douane y recourt souvent pour régler les contentieux avec des particuliers. Des pays comme la Suisse, la France, le Royaume-Uni et le Maroc ont décidé des amnisties fiscales et en matière de change. La Tunisie y a eu recours dans le passé, pourquoi alors en faire une exclusivité de la seule IVD, alors que c'est l'Etat qui doit entreprendre de se réconcilier avec les personnes ayant commis des infractions pour récupérer son argent ? C'est pour remédier à une situation qui n'a que trop duré, marquée par l'hésitation et la crainte, que le chef de l'Etat a lancé son initiative qui revêt un caractère essentiellement politique. Elle devra être concrétisée dans une loi organique qui permettra de tourner la page du passé et ouvrira la voie à une véritable réconciliation nationale avec une catégorie d'hommes d'affaires et de fonctionnaires ayant le plus souffert de cet état de fait. Exclusion faite des personnes poursuivies pour des crimes financiers comme le détournement de fonds publics ou la corruption financière. Certaines voix, y compris parmi les constitutionnalistes, se lèvent pour appeler l'amendement de la loi organique relative à l'IVD pour la rendre moins vindicative et plus souple, pour qu'elle puisse œuvrer dans un « esprit de réconciliation nationale».