Par Jawhar CHATTY La colère est sans doute aujourd'hui le sentiment le mieux partagé par l'ensemble des Tunisiens. Son spectre est seulement très large. Il va de la colère latente et contenue à la colère déclarée et menaçante en passant par cette colère auto-inhibée, de loin la plus inquiétante. Parce qu'elle est celle des petites gens des villages de montagne qui, depuis fort longtemps, ont désespéré de l'Etat et qui, face à la misère et aux dangers terroristes, sont, pour reprendre l'expression d'un collègue, cette fois saisis « d'un doute d'appartenance ». Sur l'échelle des colères, quelle importance accorder à la journée de la colère annoncée pour aujourd'hui par la Commission administrative sectorielle de l'enseignement de base relevant de l'Ugtt ? De quelle force majeure et de quelle urgence pourrait bien se prévaloir la centrale syndicale pour justifier la prééminence de la colère d'enseignants en mal de primes ? Leurs revendications sont sans doute légitimes, mais sur l'échelle de la légitimité et des priorités, elles viennent loin derrière celles dont peuvent se prévaloir les centaines de milliers de jeunes sans emploi qui n'ont guère d'autres choix que la voie de la délinquance, de la contrebande, des boat people ou du radicalisme. Face à la colère silencieuse des désespérés, que pourrait bien avoir comme sens et signifiant la colère de ceux qui ont déjà un emploi et un salaire ? Face à la misère et à la terreur que vivent les habitants des villages de montagne, la colère des autres devient banale. Et quand elle s'exprime, elle devient indécence. Les laissés-pour-compte, eux, gardent la dignité de ne pas crier sur les toits de la République, une et indivisible, leur grande souffrance. Une dépêche de la TAP nous apprend que les habitants de Aïn Maddour, limitrophe du mont Mghilla dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, ont organisé hier un sit-in à l'école primaire de la région avant de se diriger vers le siège de la délégation de Jelma pour revendiquer le droit à la sécurité et appeler les autorités à assurer leur protection et celle des jeunes de la région. Les habitants ont dénoncé «l'indifférence» des autorités sécuritaires, régionales et locales et «l'absence de mesures urgentes» au profit des habitants de la région. Les habitants ont rappelé qu'ils étaient obligés de passer cinq nuits à l'école primaire par crainte d'une attaque des terroristes. C'est dire que la priorité des priorités est là et nulle part ailleurs et que seule cette colère silencieuse est incommensurablement fondée.