Trois jours après l'attaque terroriste contre le bus de la garde présidentielle, qui a fait 12 morts et 20 blessés, les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) se poursuivent, sous un temps frisquet, une ville sous couvre-feu et sous haute surveillance. Reportage Après-midi du jeudi 26 novembre. Pour se donner chaud et oublier un moment les attentats qui ont frappé à quelques mètres de là le bus de la garde présidentielle, une foule de jeunes, la tête protégée de bonnets, se trémoussent sur des rythmes reggae face à une plateforme de musiciens. Ce dispositif artistique a été installé par les organisateurs des JCC devant le Théâtre municipal de l'Avenue Bourguiba. Les mesures de sécurité ont été renforcées depuis mardi soir surtout autour des salles projetant des films évènements, comme Much Loved, du Franco-Marocain Nabil Ayouch, programmé avant-hier à 15h30 au Colisée. Et ce malgré son interdiction au Maroc et dans beaucoup d'autres pays arabes et les menaces de mort ciblant le réalisateur et son actrice principale, réfugiée aujourd'hui en France. Un public très dense assaille les abords du Colisée débordant sur l'Avenue en attendant l'accès à la salle pour voir ce long métrage de toutes les polémiques, traitant d'un thème tabou, la prostitution au Maroc. Les gens s'impatientent. Certains comme Leila et ses deux copines ont fait la queue dès 8h00 du matin pour attendre l'ouverture des guichets vers 13h00. « Ce retard est dû entre autres à la double fouille qu'on nous impose : au moment de l'achat des tickets et à l'heure de l'accès à la salle. C'est trop ! », s'exclame la jeune femme. Une « bombe » sur le tapis rouge Le réalisateur Moncef Dhouib apportait cet après-midi-là les dernières touches à la manifestation qu'il organise en marge des JCC : « Les mille et un films ». Une opération qui veut offrir à toute personne munie d'une caméra l'opportunité de s'improviser cinéaste en filmant une scène jouée par des comédiens sur un plateau de cinéma monté sur l'Avenue. L'artiste est catégorique : « La sécurité n'est pas négociable. Il faut se plier à toutes ses dispositions. Car tout peut arriver... ». Rien n'est plus vrai. Il est 16h30. Soudain, un mouvement de foule. Des hommes, beaucoup, de tous âges, s'agitent, courent, se bousculent... La police, tous corps confondus, forces spéciales, garde nationale, brigades antiémeutes habillées en ninja, agents de sécurité d'entreprises privées engagés par le festival, se précipitent. Ils interceptent une... «bombe» aux cheveux bleus. Ce n'était qu'Amina Femen (le torse couvert), qui s'exp(l)osait sur le tapis rouge des JCC, suscitant une traînée d'émotions parmi le public de danseurs et de preneurs de selfies attroupés devant le Théâtre municipal. Amina Femen est transportée, sur une moto, illico presto au poste de police de la rue Ibn-Khaldoun. Tunis, à fleur de nerfs, ne supporte plus de tels « fauteurs de troubles de l'ordre public ». « Renforcer le dispositif de sécurité a permis de désamorcer la peur, de rassurer les invités du festival et de poursuivre les Journées cinématographiques de Carthage. Un évènement, qui nous a valu des mois avant son ouverture d'interminables réunions avec le ministère de l'Intérieur à propos du contrôle et de la gestion en temps de menaces terroristes des salles de cinéma. Ainsi, le public ne sait pas que les plus grandes salles de la ville sont soumises à une fouille systématique par les experts du ministère de l'Intérieur, chaque jour, avant et après les projections », signale Ibrahim Letaief, directeur des JCC. La police, elle, reste bouche cousue. Les consignes ont été strictes : « observer un silence absolu face aux questions des journalistes sur la stratégie de lutte contre le terrorisme». Plus belle la vie ! Pensent-ils aux risques d'attentats tous ces jeunes faisant la queue pendant de longues heures pour pouvoir découvrir d'autres univers artistiques ? Pour pouvoir rêver à d'autres histoires à vivre par procuration à travers les 360 films du monde programmés lors de cette 26e édition des JCC ? « Rester chez nous à nous morfondre sur les possibles frappes terroristes, ne nous ramène absolument à rien, alors que nous avons une occasion unique de voir des films magnifiques. D'autre part, se barricader dans le sentiment de peur donnerait raison à Daech et à sa culture de la mort et à son apologie du vide absolu », rétorque Salma, étudiante en lettres arabes. Skander, jeune cadre, et ses deux amies remplissent le terre-plein devant le Colisée de leurs sifflets de désapprobation, ils font partie des déçus de Much Loved. Ils n'ont pas réussi à accéder à la salle de projection. Le trio consulte son programme à la recherche d'un autre film à voir avant la fin de la journée. « Nous avons le sentiment aujourd'hui que la vie devient plus belle et plus précieuse, d'autant plus que nous risquons à tout moment de la perdre. Nous voulons en profiter à fond!», crie presque Skander. Peu après 18h, la ville commence à se vider. Les terrasses des cafés sont presque désertes : on débarrasse les chaises et les tables. Ala se dépêche, il ne veut pas revivre ce qu'il a subi la veille. Sorti de la salle de cinéma à 19h30, il n'a pas trouvé de bus pour rentrer chez lui. Heureusement qu'un ami habitant le centre-ville lui a offert le logis cette nuit-là. Sinon il aurait été coincé en plein couvre-feu, instauré depuis le soir de l'attentat de 21h à 5h du matin. « Difficile dans ces conditions de se gaver de films, moi qui suis tant passionné de septième art. Je dois désormais zapper la dernière projection de 18h. Dommage ! », regrette Ala, technicien de cinéma. Fleurs, bougies et recueillement La nuit tombe sur Tunis, qui s'alourdit tout d'un coup d'une ambiance de deuil... Pour beaucoup de fidèles des JCC, un après-midi au centre-ville s'achève désormais par le rituel d'une visite de recueillement sur les lieux du drame. Tout près du ministère du Tourisme, sur l'avenue Mohamed-V, des barricades encerclent le périmètre de l'attentat. La police technique poursuit ses investigations. Les gens continuent à affluer ici. Certains un bouquet de fleurs à la main, d'autres une bougie à allumer sur le sol, le choc et la douleur se lisent encore sur les visages. Entraînés sur les lieux du drame par l'acteur Ahmed Hafiene, trois membres du jury de la section Carthage Promesses venus du Liban, d'Algérie et d'Egypte observent une minute de silence. « Oui, les gens ont bravé la peur pour continuer à fréquenter les salles de cinéma. Mais je pense déjà avec un arrière-goût amer au lendemain de la tombée du rideau sur les JCC. Tunis se figera, hibernera, mourra de nouveau...jusqu'à Ramadan prochain. Comment faire pour insuffler, malgré tout, la vie et la culture au centre-ville ? Comment faire pour satisfaire ce public intelligent et curieux, qui ne nous a pas fait faux bond malgré le drame du mardi soir ? », s'interroge Ibrahim Letaief.