C'était sa première projection dans un pays arabe et africain. Much loved (Zine eli fik), le film du réalisateur marocain Nabil Ayouch, interdit de diffusion dans son pays, a drainé des foules aux Journées Cinématographiques de Carthage. Du film, on a surtout entendu parler de la polémique qu'il a suscitée. Au moment de la présentation du film de Nabil Ayouch à la Quinzaine des réalisateurs, en mai, lors du Festival de Cannes, des dignitaires religieux marocains ont proféré des condamnations à l'endroit des actrices qui incarnent des prostituées, et les autorités culturelles du royaume ont annoncé que jamais le film ne sortirait dans leur pays car jugé irrespectueux envers la femme marocaine. Sélectionné pour les JCC en compétition officielle, le film a suscité un vif engouement de la part du public tunisien (des spectateurs faisant la queue durant des heures). Certains alléchés, surtout, par la polémique qu'il a fait naître et ne connaissant pas (du tout) l'œuvre du cinéaste n'ont pas hésité à exprimer leur indignation à leur sortie de la salle, d'autres encore (ceux qui ont pu voir au-delà de la censure) ont salué vivement le film. Much loved (très aimées) ou Zine eli fik en arabe suit le parcours de Noha, Randa et Soukaina, des prostituées qui cohabitent ensemble à Marrakech. Le réalisateur qui, pour les besoins de son film, a côtoyé des prostituées du Maroc durant 1 an et demi s'est imprégné de leur univers : «Le film est le reflet de la manière dont j'ai vécu cette année et demie passées avec ces femmes et comment j'ai reçu ce qu'elles m'ont dit avec beaucoup de violence... cela m'a violenté parce que leur vie est dure. Elle est exposée dans ce film sans aucune retouche, de manière un peu crue peut-être mais c'est cela qu'elles vivent...», déclare Nabil Ayouch, lors d'une conférence de presse à Tunis. Une fiction très réaliste, à la limite du documentaire qui ne peut que déranger par son réalisme poignant. Déranger, surtout, ses censeurs, leur flanquant une réalité qu'ils s'efforcent de cacher ou de refouler. Subissant, à leur tour, la violence endurée par ces filles (et autres laissés-pour-compte) ils réagissent... par la censure et la violence (récente agression de l'actrice principale, Loubna Abidar). Nabil Ayouch ne va pas par quatre chemins pour raconter ce qu'il en est de cette réalité. Il ne fait pas de concessions et ne ménage personne. «Rien n'est gratuit dans Much Loved. Il n'y a pas un plan, une image ou une scène que je ne défendrais pas dans ce film et dont je ne justifierais pas la présence...», précise-t-il dans ce sens. Le réalisateur s'intéresse à cette part maudite de la société marocaine. Fait une immersion dans le monde de la prostitution, le scrute, de près, s'intéresse à son mécanisme pour le reproduire, tel qu'il est dans son film. Il nous filme le travail de prostituées à travers le quotidien de Noha, Soukaina et Randa (toujours de leur point de vue) dans une société, consumée par le déni et le refoulement, où la pulsion et le désir sont réprimés et où elles subissent le mépris et l'hypocrisie de leurs compatriotes. Pas de concession ni demi-mesure On les accompagne dans leurs sorties nocturnes à la recherche d'hommes riches, aux soirées privées arrosées d'alcool organisées par des hommes riches du Golfe, leurs maux intérieurs, leurs amours et désirs secrets, leurs familles qui les condamnent mais acceptent l'argent sale, l'autorité qui les menace à coups de pots-de-vin, l'arrogance des clients européens (le colon)... Un monde glauque et pourri dans lequel elles évoluent, affrontant ses mesquineries avec beaucoup d'intelligence, d'humour et d'auto-dérision. Une machine pourrie dont elles ont appris, par la force des choses, les mécanismes. Entre-temps, il y a leurs sphères privées, leurs amours consommées à demi, leurs rêves d'évasion, leur envie d'une retraite douce et paisible. Sans demi-mesure ni pudeur (qui n'a pas sa place dans ce monde il faut le dire), Nabil Ayouch pousse le réalisme jusqu'au bout, ne suggère pas les choses et met à nu une réalité crue et insolente, telle qu'elle. «Much loved n'avait aucun rapport avec la pornographie, précise Nabil Ayouch, il y a une seule scène où des corps nus s'expriment et est très loin d'avoir un caractère pornographique, il y a eu des scènes beaucoup plus osées dans des films arabes, le débat n'est pas là», explique-t-il. Le long-métrage a trouvé un distributeur en Tunisie et il devrait normalement être projeté sur les écrans avant la fin de 2015 (fin décembre) s'il obtient le visa d'exploitation délivré par le ministère de la Culture.