Par Soufiane Ben Farhat Il faut se rendre à l'évidence. Quoi qu'on en dise, le gouvernement Habib Essid piétine. La présidence de la République n'est pas en reste. Les principaux partis politiques de la place, Nida Tounès et Ennahdha en prime, sont en proie à de profondes dissensions internes, plus ou moins spectaculaires. Les institutions sont grippées et le terrorisme pèse comme une profonde angoisse. Quant à l'économie, elle attend en vain un hypothétique décollage qui remonte à la surface périodiquement, tel un serpent de mer, pour replonger dans les profondeurs abyssales. Trois faits importants caractérisent la gestion de la coalition gouvernementale au bout de dix mois d'exercice. En premier lieu, l'absence d'un programme économique aux contours définis, porteur d'un projet de société motivant et porteur. Certains diront que c'est la principale caractéristique de la classe politique tunisienne aux commandes de l'Etat depuis les pères fondateurs, bâtisseurs de l'Etat indépendant sous la direction de Habib Bourguiba. Mais tel n'a pas été toujours le cas. L'ancien chef du gouvernement, Hédi Nouira, avait bien rêvé, au cours des années 70, d'une Tunisie, comme il disait, «viable et vivable». Il s'appuya sur une classe moyenne très dense, fraîchement débarquée dans le tissu social, garante de stabilité et matrice de la modernité. Le gouvernement actuel cède aux sirènes de la pensée unique monétariste en vogue en Europe hyper-libérale. Endettement public faramineux, privatisation, lutte fallacieuse contre l'inflation, tentative de réduction des déficits publics, baisse des impôts et allégement des contraintes pour les entreprises en guise de palliatif à la création d'emplois. Le libéralisme à dents de loup triomphe. Seconde tare de l'establishment issu des élections législatives et présidentielle de 2014 : l'absence de conseillers d'envergure dans les rouages de la haute administration, du gouvernement et de la présidence de la République. On navigue à vue. On louvoie à reculons. On tâtonne. Les effets d'annonce se succèdent mais les mises en branle salvatrices se font toujours désirer. Témoins, les passes d'armes entre les deux principaux clans qui secouent Nida Tounès, principal parti de la coalition gouvernementale. Aucun débat de fond ou autour de projets alternatifs. Les protagonistes sont faibles, des seconds couteaux dans leur écrasante majorité. Aucune personnalité d'envergure nationale n'émerge. Le bricolage bric-à-brac et le provincialisme sévissent. Les différends se réduisent à des luttes au couteau autour de sièges, de fauteuils, de strapontins. Et les coteries attirent les mafieux comme le paratonnerre la foudre. Last but ont least, le tout se fait sur fond d'erreurs de casting monumentales sur le plan de la communication. Le processus de légitimation en pâtit. Les prestations des uns et des autres s'avèrent le plus souvent alambiquées et contre-productives. Résultat, la désillusion est de mise auprès du citoyen lambda. Bombardé de promesses électorales dans une dynamique de la surenchère six mois durant, le contribuable éprouve à ses dépens un triple échec. D'abord, de l'économie, du chômage persistant et du pouvoir d'achat qui s'érode; ensuite de la déliquescence des institutions, y compris partisanes et associatives abîmées dans les luttes de clans; enfin de la dégradation soutenue du prestige de l'Etat. Ajoutons-y le terrorisme endémique et l'insécurité sévissante. La boucle du cercle vicieux est bouclée. Finalement, à La Kasbah, à Carthage et au Bardo, les séquences de la déconfiture inouïe se juxtaposent. Un peu partout, c'est le syndrome de McNamara. Un bref rappel des faits s'impose. Robert McNamara fut le secrétaire américain à la Défense resté le plus longtemps en fonction, exactement pendant 2.595 jours, entre 1961 et 1968. Durant la guerre du Vietnam, il joua un rôle important, d'abord sous Kennedy (1961-1963), puis sous Johnson (1963-1968). Lyndon Johnson le nomma en 1968 à la tête de la Banque mondiale, où il sévit jusqu'à 1981. Dans son livre The Tragedy and Lessons of Vietnam (La Tragédie et les leçons du Viêt Nam, publié en 1995), Robert McNamara avait écrit : «Je n'avais jamais été en Indochine. Je n'en connaissais ni l'histoire, ni la langue, ni la culture, ni les valeurs. Mes collègues et moi décidions du destin d'une région dont nous ignorions tout». Un véritable aveu d'incompétence en somme. Serge Halimi a raillé, dans un essai politique, «une science aussi exceptionnellement myope débouchant toujours sur une récompense, Robert McNamara devint ensuite directeur de la Banque mondiale». Sous nos cieux aussi, le syndrome McNamara est de mise. Il suffit de remplacer les noms des hommes et des lieux pour se rendre compte que les systèmes, les régimes changent mais que, partout, les gourous sévissent.