Le regard finit, quelquefois, par se perdre et l'image par l'emporter sur le verbe Le Cinévog propose dans sa programmation, entre autres nouvelles sorties internationales, le film d'animation Le prophète, l'adaptation américaine de l'œuvre éponyme de Gibran Khalil Gibran. La première projection qui s'est tenue, mercredi dernier, n'a pas drainé un grand public. Au commencement fut le livre, le chef-d'œuvre de Gibran Khalil Gibran, un recueil de poèmes publié en anglais en 1923, traduit dans plus de 40 langues et vendu à plus de 100 millions d'exemplaires. Et il y a cette ambition de l'adapter au cinéma, celle de Roger Allers, metteur en scène du Roi Lion, encouragé par l'actrice libano-mexicaine Selma Hayek. Cette dernière, qui coproduit et double cette adaptation, concrétise ainsi un «ancien rêve», rendant hommage à son grand-père qui «adorait» le livre. A l'écran, l'œuvre s'habille d'animation, un choix judicieux pour relever le défi, car, oui, porter à l'écran cette œuvre philosophique et mystique est un défi. Le recueil de poèmes conte le parcours de Mustafa, un prisonnier politique exilé sur une île imaginaire dans la ville d'Orphalese qu'il s'apprête à quitter. Le sage déclame des prophéties sous une forme poétique sur des thèmes universels comme l'amour, la mort, le bien et le mal, répondant aux questions posées par le peuple qui l'a accueilli. A l ‘écran, la poésie est maintenue et sublimée par d'éclatantes interprétations visuelles. Avec l'ajout d'un récit porteur (signé Roger Allers) qui nous parle du jour de la rencontre entre le sage et une petite fille nommée Almitra (une prophétesse dans le livre) qui s'est murée dans le silence depuis la mort de son père. Cette rencontre se transforme en amitié. Le même jour, les autorités apprennent au poète, emprisonné pour ses idées libertaires et ses écrits jugés dangereux par le gouvernement, sa libération. Des gardes sont chargés de l'escorter immédiatement au bateau qui le ramènera vers son pays natal. Sur son chemin, Mustafa partage ses poèmes et sa vision de la vie avec les habitants d'Orphalese. Almitra, qui le suit discrètement, se représente ces paroles dans des séquences oniriques. Mais lorsqu'elle réalise que les intentions des gardes sont beaucoup moins nobles qu'annoncées, elle fait tout son possible pour aider son ami. Les paroles du sage sont retranscrits à l'écran à travers différentes séquences d'animation réalisées par de talentueux spécialistes du genre: Paul et Gaëtan Brizzi, Tomm Moore, Joan Gratz, Mohammed Saeed Harib, Joann Sfar, Nina Paley, Bill Plympton, et Michel Socha. Cela a donné lieu à une pléthore de tableaux graphiques aux univers éclectiques, un foisonnement de graphismes, de couleurs, de délires visuels, accompagnant les poèmes déclamés ou chantés en anglais, et qui, tout en faisant la force du film, finissent par nuire au livre. Le regard finit, quelquefois, par se perdre et l'image par l'emporter sur le verbe. La richesse visuelle donne tout son sens au film déchiré entre la profondeur du propos et la banalité du récit conducteur (avec l'apport du personnage de la petite fille). L'idée était sans doute d'élargir le public, incluant les plus jeunes, mais le fait est qu'aussi éblouissantes et riches de références esthétiques orientales et occidentales, soient les interprétations et autres imaginaires graphiques (L'excellente animation sur L'Amour de Tom Moore qui nous emporte dans un tourbillon pictural d'arabesques et de motifs «Klimtiens» sublimant les paroles du poète : «Quand l'amour vous fait signe, suivez-le, bien que ses chemins soient pénibles et escarpés. Et quand ses ailes vous enveloppent, abandonnez-vous à lui»), elles ne peuvent retenir l'attention et l'intérêt d'un enfant. Le dilemme nuit à ce long métrage qui, avec cet aspect apport fictif, perd un peu de la force du chef-d'œuvre littéraire. A voir, rien que pour l'excellent travail graphique.