Les artères et places principales des villes tunisiennes révèlent un peu l'abandon de l'artiste plasticien de l'espace urbain. Rares, pour ne pas dire quasi inexistants, les monuments ou œuvres plastiques dignes d'être cités dans nos villes. La plupart des horloges érigées durant le règne de la dictature sont défoncées, voire carrément dévastées et aucune autre œuvre issue de la révolution n'est venue les remplacer, sauf le désormais fameux couscoussier de mauvais goût installé dans une place à Kairouan, qui est la risée de centaines d'internautes. Il était donc opportun que la Fédération tunisienne des arts plastiques se penche sur le sujet de l'artiste citoyen et s'interroge sur sa présence dans l'espace urbain vécu. Organisé les 19 et 20 décembre dernier à la maison de la culture Ali-Douagi à Hammam-Sousse, le colloque auquel ont été conviés à la réflexion un certain nombre d'artistes a permis de mettre en perspective des questions qui traversent la condition d'artiste aujourd'hui dans un pays en pleine mutation. Eviter la massification de l'art Selon le sociologue Moncef Ouanès, qui a fait une intervention intitulée « Comment l'artiste devient producteur de valeur », le plasticien ne peut être isolé de l'espace public. Or, son absence montre qu'il n'y a pas de débat concernant ce sujet. Dans sa communication sur « Des questionnements sur l'art et l'environnement aujourd'hui et maintenant », l'artiste plasticien Brahim Azzabi a suggéré de développer le concept de street art, à l'instar de Mahrès « ville musée » ou encore de Djerba « ville monument ». Pour sa part, Mohamed Ben Hamouda, directeur de l'Institut Arts et Métiers de Sfax, a attiré l'attention, dans sa communication sur « L'intervention de l'art dans la ville à la lumière du double discours », sur la massification de l'art, qui, sous d'autres cieux, a mis au-devant de la scène Hitler. Au cours de la deuxième séance, Néjib Gassa, critique d'art, s'est interrogé sur la problématique «L'acte plastique est-il un acte citoyen par essence ?». Selon lui, la question de la citoyenneté n'a pas encore mûri ainsi que celle de la culture de la citoyenneté qui est quasiment absente dans le patrimoine culturel et civilisationnel auquel nous appartenons, et d'ajouter qu'avec la révolution, il y a des velléités de «citoyennisation». Et de conclure que si on n'est pas citoyen on ne peut pas être artiste. L'enseignante Jawhra Boubaker a donné des preuves par des images d'expériences artistiques que l'art de la rue existe bien et que la relation entre la cité et l'art est avérée. Quant à l'architecte Yassine Halwani, il a proposé une lecture technique du décret 295 de 1962 connu sous l'appellation du 1%, exhortant les pouvoirs publics à le mettre en application. L'ère de la culture aseptisée La troisième séance s'est intéressée au rapport de l'artiste à la rue. A propos de «L'artiste plasticien : l'aventure de la rue», l'enseignant et critique théâtral Hafedh Jedidi a parlé du positionnement de l'artiste dans la cité qui, dit-il, n'est pas coupé de sa citoyenneté active, mais que le règne actuel est celui de la culture aseptisée avec ses one man shows, ses tableaux d'art bas de gamme, etc. L'artiste Karima Ben Saâd a mis en exergue le vécu dans l'art conceptuel, tandis que l'enseignant et plasticien Mohamed Farès s'est attardé, images à l'appui, sur l'art hors galeries entre l'utilisation culturelle et l'engagement artistique en mettant en lumière sa propre expérience, «le ruban rouge», symbole de protestation. La quatrième séance a porté sur des expériences artistiques de rue. L'artiste et enseignant Fateh Ben Ameur a évoqué dans son intervention les pratiques d'artistes dans des villes tunisiennes, alors que l'artiste Fathi Bouzida s'est penché sur « Le corps modelé dans l'espace vécu chez le couturier Ezzedine Alaya » en proposant des illustrations de ses travaux. Et pour terminer, Khalil Gouiâ, artiste et président de la Ftap, a tenu à préciser dans son communication «L'artiste citoyen et son rapport avec la loi» que celle-ci doit servir l'artiste et lui donner droit à un statut qui lui permet de devenir citoyen à part entière. Revenir aux peintures murales Réagissant à ces interventions, Ilhem Taktak, artiste et enseignante, estime que l'artiste n'a pas trouvé sa place dans la société surtout après la révolution. La liberté d'expression n'a pas permis à l'artiste de s'épanouir. « A l'occasion de la célébration du 14 janvier par exemple, les artistes sont invités pour embellir la ville avec des peintures murales, mais ces peintures disparaissent le lendemain. C'est une déception pour les artistes », déplore-t-elle. Néjib Aben, président de la Ftap à Kairouan, considère qu'il existe une confusion des genres. «N'importe quel peintre débutant est qualifié d'artiste plasticien», dit-il. Par ailleurs, il prétend que tout ce qui concerne ce prétendu street art dont font partie les graffitis n'est que divertissement et distraction nommés en arabe : 3abath ou chata7at, mais ce n'est pas de la création. Le peintre Abdelmajid Bekri fait observer que la notion de cité implique, un peu, un sens politique alors que cela devrait refléter un aspect socioculturel. «Les murs aveugles des buildings de nos cités sont la preuve que nous avons la capitale la plus laide du monde arabe. Il n'y a nulle part de sculptures, de céramiques, à part deux ou trois. On a coupé court avec l'expérience des arabesques depuis au moins trois décennies. Eduquer les gens, rendre leur vie plus gaie en embellissant la ville, les grands boulevards, les espaces verts est le rôle que doit jouer l'artiste avec le concours de la société civile et des pouvoirs publics».