Malgré son essence partisane, la longue et, à ce jour, inextricable crise de Nida Tounès commence à prendre des proportions nationales plutôt inquiétantes. Les démissions en cascade, les gels d'adhésion et l'effritement du bloc parlementaire majoritaire pèsent de tout leur poids sur la scène politique et plombent aussi bien l'action parlementaire que gouvernementale A l'ARP, ce qui fut le bloc de Nida Tounès, avec ses 69 sièges, se fait et se défait au rythme des unions et des désunions inhérentes à l'évolution des événements au sein de Nida en proie à une lutte fratricide de leadership, pour ne pas utiliser la métaphore de Boujemâa Remili, ex-directeur exécutif du parti, à propos du congrès « consensuel » de Sousse : « une épuration ethnique ». La débâcle de Nida, l'allié de taille d'Ennahdha post-élections 2014, ressemble plus à un séisme politique, du moins pour tous ceux qui ont cru que le parti de BCE allait réajuster le processus démocratique et l'éloigner définitivement de la dérive extrémiste jihadiste et du chaos économique. A tel point que beaucoup de ses fidèles n'ont jamais cru, après l'alliance Nida-Ennahdha, à la moindre rédemption du parti islamiste à l'aune de la modernité et sa conversion en un mouvement politique civil. Le prochain congrès électif du mouvement devra éclaircir les horizons de ce parti qui, non sans doigté, sait cacher tous ses différends et enjeux. Tractations dans l'hémicycle Du côté de l'ARP, c'est le statu quo. Depuis les débats controversés autour de la loi de finances 2016 qui a fini par passer in extremis dans le délai du 31 décembre dernier, aucun nouveau projet de loi n'est en examen. Les déboires du parti majoritaire se sont déplacés des Berges du Lac vers Le Bardo où l'hémicycle a servi à abriter les réunions des nidaïstes dissidents ou indécis. Au grand dam des députés des autres partis, dont ceux de l'opposition, qui semblent attendre patiemment, en apparence en tout cas et sans commentaires, que la tempête nidaiste passe. Mais c'est sans compter avec l'agacement de la leader d'Al Joumhouri, Maya Jeribi, qui quitte intempestivement la cérémonie officielle de célébration du 5e anniversaire de la révolution au palais de Carthage. Elle expliquera plus tard que le président Béji Caïd Essebsi s'est trop attardé sur les problèmes de Nida Tounès dans son discours au lieu de parler du bilan des cinq ans de révolution et surtout des programmes et des projets devant concrétiser les objectifs de la révolution et répondre aux attentes des citoyens. L'hémicycle servira même à l'UPL, voire à son président, pour rassembler ses parlementaires et discuter de l'éventualité de faire fusion avec Nida après la dislocation de son bloc. Etait-ce l'endroit approprié ? Pourtant, à la rentrée parlementaire, nombre de projets de loi à caractère juridique, social, économique et autres, décisifs pour l'avancée de la transition démocratique et économique, ont été annoncés tels que le projet de loi relatif au CSM ou encore celui de la Cour constitutionnelle. Jeudi encore, le chef de l'Etat a évoqué également la nécessité de réviser tous les textes juridiques, à commencer par le Code pénal « afin de rendre les lois conformes à la nouvelle Constitution ». Quand le travail parlementaire reprendra-t-il ses droits ? Remue-ménage Du côté du gouvernement, ce n'est pas mieux. La crise de Nida et surtout le mauvais tournant qu'elle a pris avec le congrès de Sousse a jeté de l'ombre sur la toute nouvelle équipe de Habib Essid. Deux ministres, tous deux pourtant reconduits par Habib Essid, ont franchi la barrière et rejoint les dissidents : Mahmoud Ben Romdhane, ministre des Affaires sociales, et Saïd Aïdi, maintenu au ministère de la Santé. Ben Romdhane, l'architecte du programme électoral de Nida, ira jusqu'à démissionner de son poste ministériel. Essid refusera sa démission. Le remue-ménage de Nida Tounès n'a pas épargné les affaires de l'Etat, toutes en stand bye, même indirectement. C'est le cas des négociations sociales Ugtt-Utica pour les augmentations salariales dans le secteur privé qui sont encore bloquées alors que leur épilogue ne tient qu'à une clause, à un fil, à savoir la date d'effet. Par ailleurs, en raison de la non-concrétisation des accords conclus et signés entre gouvernement et syndicats, l'épidémie des grèves sectorielles, successives et quasi-quotidiennes revient inexorablement. Attentisme de la classe politique Au même moment, société civile, partis progressistes et médias crient au recul, ou menaces de recul, des libertés individuelles et les citoyens du nord au sud du pays profitent du cinquième anniversaire de la révolution pour dénoncer à cor et à cri l'immobilisme des gouvernements « révolutionnaires » successifs et la dégradation de leur situation économique et sociale, augmentation du chômage en prime. Les discours officiels sont certes rassurants quant aux perspectives économiques et sociales voire politiques. Le chef du gouvernement déclarait à l'occasion du 5e anniversaire de la révolution que « nous vivons une étape cruciale de la Tunisie indépendante, nous devons être fiers de l'exception tunisienne ». Il avait également souligné les efforts consentis pour concrétiser les objectifs de la révolution, garantir les attributs d'une vie digne à tous les Tunisiens sans exception ni exclusion, et consacrer la discrimination positive au profit des régions marginalisées. Mais quoi d'autre après les discours ? L'analyste Abderrazak Hammami qualifie ce qui se passe à Nida de catastrophe. « Ce parti détient les leviers de l'Etat, ce n'est pas rien. Pourtant, l'issue de cette profonde crise n'est pas visible ni imaginable pour le moment. Ce qui est encore plus inquiétant est que cette crise vient au moment où le pays fait face à d'autres graves crises, sécuritaire, économique et sociale ». Et Hammami d'ajouter que la crise de Nida a influé sur la composition de la nouvelle équipe gouvernementale dans laquelle la commission des 13 a été bien servie. L'analyste estime que Nida n'est plus : « Il en est sorti quatre courants, celui de Hafedh Caïd Essebsi accusé de « tawrith » (avoir hérité du parti), celui de Mahsoun Marzouk et son nouveau bourguibisme, celui de Lazhar Akremi qui compte fructifier les erreurs de Nida dans une nouvelle formation et celui de Faouzi Elloumi qui a lancé le front « Al Amal ». Que compte faire la classe politique à part le fait d'observer et d'attendre que la crise de Nida passe ou casse ? « Il faut agir. Les affaires de l'Etat sont à l'arrêt à cause de cette grande crise politique. La classe politique a le devoir de faire bouger les choses et les leaders et militants de Nida doivent trouver des solutions ou se faire remplacer. Nous devons avancer et surtout privilégier les intérêts du pays ».