Vous croyez connaître les urgences parce que vous êtes accros aux séries hospitalières américaines? Mais la réalité dépasse la fiction. Elle n'a rien à voir avec les toubibs zen de « UR », l'humour de Dr House et le glamour de Grey's Anatomy. Derrière les murs de ce service substitut à la première ligne, il y a des hommes et des femmes fragilisés par la maladie et excédés par l'attente. Les nerfs fument. Et c'est là que les maux de la société sont mis au jour. Urgences La Rabta. Mardi 19 janvier 2016. 15h30. Nous étions dans la voiture, garée au parking de l'hôpital, en train d'attendre l'arrivée d'une parente qui, visiblement, souffre de problèmes cardiaques. Au bout d'un moment, une femme, la cinquantaine, sort de l'urgence et commence à crier fort son mécontentement. Elle en veut aux responsables des urgences, à l'hôpital, au gouvernement, et à «ce pays où le zaouali (misérable) doit aller se faire voir !». La dame fait exprès le tour du rond point pour se faire entendre. Nous nous disons « ça commence bien ! ». Trente minutes après, une autre femme, plus jeune, fait sa crise devant les passants qui semblent indifférents. Car les gens qui craquent, cela fait, hélas, désormais partie du paysage. 17h30. La parente arrive enfin. Elle est accompagnée de deux de ses nièces et elle a du mal à marcher. Ses genoux enflent à cause de son problème de cœur. Mais il ne faut pas espérer trouver une chaise roulante. Il n' y en a pas. Cela se voit tout de suite, nos urgences n'ont rien à voir avec les séries américaines où tout est clean et plein de lumière, où ça court les couloirs avec des chaises roulantes et des brancards, et où l'on se plait à regarder cette extraordinaire chaîne humaine mise en place pour garantir une qualité de prise en charge optimale. Dans la réalité, la nôtre, cet endroit est surpeuplé et bruyant. Il sent la cigarette et la mauvaise haleine. Les patients, «couchés» ou «debout» — selon le jargon des professionnels — se mélangent ; et tout le monde attend, indéfiniment. A bout de souffle 19h00. Nous n'avons pas encore compris comment cela fonctionne. Après avoir «enregistré» son parent, l'accompagnateur doit courir derrière une blouse blanche pour avoir des réponses à ses questions : et maintenant, que dois-je faire ? A qui m'adresser ? Quelle est la priorité ? Quel est le diagnostic ? Visiblement, pour faire une radio et des analyses, il suffit de franchir la porte d'un bureau au milieu d'une trentaine de personnes et de le demander. Il n'y a pas de file d'attente, de numéros ni de priorité aux prioritaires. Et pour avoir les résultats, il faut encore attendre des heures et des heures. C'est dans un autre endroit, loin des urgences, que les analyses se font. Le monsieur chargé de ramener les résultats doit faire des kilomètres et des kilomètres, à chaque fois. «Je ne peux pas me déplacer avant d'avoir une bonne quantité de demandes», avoue-t-il. Pour le scanner, le patient doit se déplacer dans une ambulance. Mais dans le véhicule, il n'y a que le chauffeur. Ce sont justement les accompagnateurs qui doivent transporter leur malade, de l'intérieur à l'extérieur des urgences, et l'installer dans la voiture. Et dire que le personnel se plaint du nombre des accompagnateurs ! «Chaque patient est accompagné par six ou sept membres de la famille. C'est, entre autres pour ça qu'il y a tout ce désordre !», déclare un agent de la sécurité qui se sent débordé et qui, à un certain moment, a été obligé de fermer les portes et d'exiger un seul accompagnateur par patient. A bout de nerfs 19h00 passées. Il n'y a plus personne dans les bureaux. «On change de service», nous informe un habitué des urgences, la quarantaine, qui accompagne sa mère, criant de douleur. Ce dernier ne va pas tarder à se mettre en colère. Il tape fort sur les portes et profère des insultes envers le personnel. Il accuse même une jeune médecin interne, de «fleureter avec son collègue au lieu de faire son travail ». Un jeune homme bien baraqué le rejoint pour crier haut et fort : « Y a –t-il quelqu'un qui se porte volontaire pour s'immoler par le feu dans ce P...d'hôpital ?!!!». Une femme, la trentaine, arrive en furie et fait preuve de plus d'insolence. A quelques mètres, pourtant, il y a des malades à l'urgence vitale qui ont besoin de calme. «Parmi eux, il y a peut-être vos propres parents !» avions-nous failli dire. Mais nous nous taisons, pour éviter le conflit. Ça craque quand même! Un des médecins qui vient de prendre son service et qui s'est enfermé dans un bureau pour étudier, tranquillement, le dossier d'une patiente atteinte d'une infection grave, réagit, s'obligeant à ne pas répondre à cette violence verbale, par la violence. C'est clair, le personnel doit avoir les nerfs solides pour gérer les inquiétudes et les débordements. 20h00. Nous craquons à notre tour. Le dossier de notre parente est perdu. Le médecin, qui a bien voulu s'en charger, n'a apparemment pas fait la passation à son collègue du service de nuit. Il a fallu qu'un agent de la sécurité (un piston), intervienne et aille fouiller dans les bureaux, pour le trouver. 22h45. Le résultat du scanner tarde à venir, celui de quelques autres analyses aussi. Dehors, il pleut des cordes. Quelques biscuits salés et chocolats chauds, distribués par une machine, nous font patienter. Notre parente, quant à elle, ne veut rien avaler. Pas même de l'eau pour éviter d'aller aux WC qui sont répugnants. Et puis, elle est si fatiguée... Mais elle a eu tout son temps pour s'en vouloir de ne pas avoir assez d'argent qui lui permettrait d'aller dans une clinique privée, où les services seraient peut-être meilleurs et où elle pourrait préserver sa dignité. Mais que faire ? C'est la vie ! , aime-t-elle dire chaque fois qu'elle se sent dépassée par les évènements. Au bout de la nuit 01h.30 du matin. L'urgence ne désemplit pas. Des blessés graves arrivent. Un vieil homme complètement évanoui est ballotté par les membres de sa famille. Un jeune homme, visiblement alcoolisé et tout en sang, tourne en rond. Une jeune femme, le visage tuméfié, débarque accompagné par un enfant de 4 ans qui somnole. Un adolescent pleure son père à chaudes larmes. Ce dernier, croit-on savoir, a eu une soudaine hémiplégie. Une autre femme à l'allure un peu bizarre se lance dans une diarrhée verbale et nous fait penser à une malade psychiatrique...Un jeune homme qui a fait tout le chemin, de Jendouba à Tunis, ne sait toujours pas si son père a «un simple microbe» ou «une tumeur dans le cerveau». Faute d'un véritable interlocuteur, il s'adresse à nous pour l'aider à comprendre ( ?!) 01h50. Le dossier est enfin complet, il nous faut le diagnostic. Mais qui va le faire, les médecins, dont la plupart sont très jeunes (des stagiaires, ou internes, peut-être ?), ne savent plus à quel malade se vouer. Tant qu'à faire, il vaut mieux recharger nos téléphones et faire intervenir quelqu'un d'autre. La cousine de l'amie d'une cousine nous donne le nom d'un médecin qui «est en haut», c'est-à-dire qui ne travaille pas dans les urgences, mais qui est de garde au service cardiologie. Ce dernier diagnostique, enfin, et nous dit que le cas de «la tante» ne nécessite pas une hospitalisation. «Son médecin traitant dit le contraire», répond la cousine. «Nous aussi, nous sommes médecins !» rétorque-t-il. Pendant que le médecin explique à la tante ce dont elle souffre, une dispute entre femmes éclate dans les couloirs. Un crêpage de chignons !!! Mais ce n'est pas tout à fait le cas de le dire. Car cela se passe entre une femme voilée et une autre portant le niqab. Et elles sont d'une violence ! Nous bloquons la porte avec un cadenas pour nous protéger et protéger le médecin qui semble être habitué à ce genre de situations. La dispute s‘enflamme, cela passe aux mains. D'autres personnes s'en mêlent. Nous quittons le bureau pour nous diriger vers la sortie ; lorsqu'un jeune homme menotté faillit renverser la tante qui a déjà du mal à trouver une place au sol où s'appuyer avec sa canne. «Il est temps de faire venir la police !», crions-nous. Un agent de la sécurité nous répond : «Elle est déjà là!» 03h.00. Enfin à la maison, nous avons du mal à fermer l'œil. A part l'état de la parente qui nous préoccupe encore, nous nous mettons à nous poser des tas de questions : Où est-ce que le bât blesse ? Quel est le responsable de ce chaos ? La population ? Le personnel ? L'administration ? Le ministère de tutelle ? Ou est-ce que la responsabilité est partagée ? De ce microcosme du pays que sont les urgences, nous nous éloignons pour nous abandonner dans les bras de Morphée. Celui-ci porte une blouse blanche...