Par Pr Ahmed Friaa | Universitaire et ancien ministre | Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus complexe et connaît des mutations rapides et profondes. Peut-on alors l'affronter en gardant le même modèle de penser, autrement dit en conservant les mêmes paradigmes ? Contrairement à ce que d'aucuns pourraient croire, cette question se doit d'être posée, si l'on veut éviter d'être éjecté de la trajectoire de l'histoire. La réponse à lui apporter et les nouveaux paradigmes qui seront retenus conditionnent dans une large mesure notre présent et conditionneront surtout l'avenir des générations futures. Hormis les considérations géopolitiques, deux facteurs principaux appellent à poser la grave question que renferme le titre de cette contribution. Il y a d'abord l'accélération du temps que cause le volume des connaissances et des savoirs qui croît d'une manière exponentielle, comme nous allons le voir. Il y a ensuite la convergence de plusieurs révolutions technologiques qui sont en passe d'atteindre leur âge de maturation et vont impacter d'une manière forte les différentes sphères de la vie, aussi bien professionnelles que personnelles et domestiques. De l'accélération du temps Le théoricien des systèmes et leur évolution, le professeur américain Richard Fuller, a mis au point une méthode qui porte son nom, et qui permet de mesurer le volume des connaissances accumulées durant une période déterminée de l'histoire humaine. Il en ressort en particulier les conclusions fortement instructives que voici : Le volume des connaissances d'une personne, dans une communauté de paysans en l'an 1800, acquises durant toute une vie, équivaut au volume des connaissances contenues dans un quotidien, en une journée ! Alors qu'il a fallu 18 siècles pour que le volume des connaissances globales double, entre l'an 100 et l'an 1700, il n'a fallu que 2 siècles, pour le doublement des connaissances entre 1700 et 1900. Ce délai s'est réduit à 60 ans, entre 1900 et 1960. Et, ce qui est encore plus remarquable, c'est que le doublement du volume des connaissances se mesure plutôt en jours et en heures à compter de l'an 2020 ! Comme corollaire de cette croissance rapide du volume des connaissances, il n'est plus permis de penser le temps comme on le faisait auparavant. En effet, si l'on passe de la conception profane du temps, autrement dit une conception statique en jours et en heures, à une conception intelligente, plus compatible avec les spécificités de l'être humain, on ne peut qu'admettre le lien étroit entre le concept de temps et la quantité d'informations et de connaissances reçue. C'est ce qui explique cette notion d'accélération du temps. Par ailleurs, il convient de trouver le bon arbitrage entre, d'une part, la puissance grandissante que procurent l'important volume des nouvelles connaissances et, d'autre part, la lenteur, au cours des âges, dans le changement des mentalités. A ce propos, il me paraît intéressant de rappeler une belle citation du grand physicien et prix Nobel français Louis De Broglie qui disait dans la préface d'un livre intitulé De Montaigne à Louis De Broglie, datant de 1965, et regroupant un ensemble de textes philosophiques majeurs, je cite : « Nous redoutons le péril résultant de découvertes qui augmentent démesurément la puissance de l'homme, alors que sa structure mentale ne se modifie que lentement au cours des générations : Nous craignons qu'il ne soit pas suffisamment sage pour mériter une telle puissance ». Fin de citation. De la convergence de révolutions technologiques majeures Le monde vit au rythme de cinq révolutions technologiques majeures, comme prédit par le physicien et vulgarisateur des sciences, le professeur américano-nippon Michio Kaku dans son célèbre ouvrage de 1998, sous le titre : Comment la science va transformer le monde au 21e siècle et qui, soit dit en passant, a été traduit également à l'arabe. Ces révolutions technologiques sont : La révolution de l'intelligence, avec l'apparition dès les années quatre-vingt-dix de la téléphonie numérique et la rapide diffusion de l'internet, les progrès enregistrés en matière d'intelligence artificielle (IA), notamment à partir de 2015, l'apparition de l'internet des objets et bientôt l'internet du cerveau (Brain internet), dont l'objectif est la transmission des pensées. Il est à noter que des tests sont en cours sur des singes dans certains laboratoires de par le monde dans le cadre précisément de l'internet du cerveau. La révolution du quanta, autrement dit la fabrication de machines qui fonctionnent non pas selon les lois de la physique classique, avec notamment une approche binaire (zéro ou un), mais selon les lois de la mécanique quantique (en même temps zéro et un), ce qui augmente considérablement les capacités de calcul et de stockage des données. Les médias rapportent régulièrement des informations concernant des expériences sur des ordinateurs quantiques réalisées dans certains pays. La révolution de la matière, dont la technologie emblématique est la nanotechnologie et dont l'un des objectifs majeurs est la fabrication de cellules électroniques capables de reproduire de larges séquences des fonctions des cellules biologiques. La révolution biologique et de génie génétique qui va transformer radicalement la médecine de demain Et enfin la révolution énergétique, avec deux axes majeurs, les énergies renouvelables, dont les technologies adjacentes ne cessent d'évoluer, faisant diminuer les coûts tout en augmentant les capacités des équipements y afférents et l'énergie thermonucléaire qui se base non point sur la fission nucléaire, mais sur la fusion nucléaire, ce qui va permettre la création de mini-soleil en usine, avec une matière première abondante (des isotopes d'hydrogène) et des déchets dangereux beaucoup moindres. Il est à signaler qu'un réacteur utilisant cette technologie est en cours de construction au sud de la France et qu'une expérimentation à cet effet a été récemment réussie en Chine, faisant fonctionner un mini-soleil en laboratoire, pendant un court laps de temps. Certaines de ces technologies sont devenues d'usage courant dans certains pays, d'autres arriveront à maturité, selon de nombreux experts, entre 2030 et le milieu du siècle actuel, c'est-à-dire demain. Si bien que demain, les compétences qui seront demandées à un jeune ne seront plus tellement des compétences purement techniques, mais plutôt la capacité de faire un bon usage des opportunités qu'offrent ces nouvelles technologies, d'où en particulier la nécessité d'un nouveau paradigme dans le domaine de la formation et de l'éducation. Demain également, la concurrence ne se fera plus sur le coût de la main-d'œuvre ou celui des matières premières, mais ce sera davantage une concurrence des intelligences. La richesse ne proviendra plus, comme par le passé, de la richesse naturelle dont on dispose, mais essentiellement de la « matière grise disponible », autrement dit des ressources humaines bien formées. Cela implique également l'adoption de nouveaux paradigmes dans de nombreux secteurs. Bref, ces révolutions technologiques dont on vient de parler vont avoir un impact considérable sur les différents domaines de la vie, aussi bien professionnels que personnels. Des métiers vont disparaître, d'autres vont connaître des transformations profondes et de nouveaux métiers vont voir le jour, dont environ 50% seront difficile à connaître suffisamment à l'avance. Les données personnelles seront de plus en plus difficiles à protéger et grâce à l'intelligence artificielle et aux capacités énormes de l'informatique quantique, on pourra reproduire les faits et gestes d'un individu au cours de sa vie. Demain également, la communication se fera davantage avec des machines, en l'absence de l'humain, les interlocuteurs seront pour la plupart des logiciels d'IA, dotés de voix humaine. Que de problèmes d'éthiques en perspective et que de problèmes philosophiques. D'où l'importance grandissante que doivent jouer les sciences humaines en général et les sciences sociales en particulier, pour préserver ce que l'homme a de plus précieux, son humanité. Par ailleurs, que faire face aux emplois qui seront perdus pour avoir été repris par des robots intelligents et plus gravement comment repenser la politique à l'ère d'une intelligence omniprésente et une information instantanée, à la disposition de tous. D'aucuns — et je m'adresse à ceux qui sont de bonne foi — pourraient penser qu'un pays comme le nôtre est à mille lieues de cette problématique et que nos urgences sont beaucoup plus terre à terre, concernant les problèmes du quotidien que tout le monde sait. Je répondrai qu'il n'y a aucune contradiction entre la nécessité de s'occuper évidemment des urgences du moment et la nécessité de réfléchir aux nouveaux paradigmes nous permettant de mieux affronter le monde nouveau dans lequel nous vivons. La Tunisie n'est pas une île isolée. Elle se doit d'échanger avec le monde extérieur et ses enfants en bas âge aujourd'hui passeront la totalité de leur vie active dans un monde où seront arrivées à maturité les technologies dont on vient de parler, et bien d'autres. Il est par conséquent de notre devoir de faire en sorte qu'ils soient à même d'affronter la concurrence des intelligences qu'ils seront appelés à vivre. Ne pas le faire constituerait une grande erreur, dont on devra rendre compte devant l'histoire. Pour finir, j'estime urgent de créer une commission nationale, regroupant des spécialistes qualifiés de différents domaines concernés — et ce ne sont pas les compétences qui manquent — dont la mission principale serait de procéder à une veille scientifique et technologique et proposer des mesures à prendre par les pouvoirs publics et les acteurs socioéconomiques, en vue de faire profiter notre pays, et surtout notre jeunesse, des opportunités qu'offrent ces révolutions technologiques et atténuer leurs effets négatifs et pervers.