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TRIBUNE: Réformer l'éducation ne sert à rien !
Publié dans La Presse de Tunisie le 15 - 11 - 2021

Par Mehdi Cherif | Etudiant en sociologie, auteur spécialiste de l'éducation
Après 5 ans passés à suivre et à étudier les politiques publiques d'éducation ; 5 ans de drames et de scandales auxquels les "experts de l'éducation" apportent systématiquement la même réponse : il faut réformer le système éducatif.
Après 5 ans d'exaspération et de réflexion, je suis arrivé à une conclusion simple: l'éducation n'est pas le problème. Il n'y a pas de crise du système éducatif; il y a un système économique, un statu quo qui ne peut exister qu'en accusant constamment le système éducatif d'être insuffisamment performant.
Nous baignons dans un discours d'urgence constante autour de la "crise de l'éducation", que j'avais déjà analysé dans mon premier livre1. Le président Saïed en a fait l'une de ses priorités2, et de nombreuses personnalités demandent aujourd'hui la mise en place d'un "haut conseil de l'éducation", qui extirperait la réforme des calculs politiques étroits qui l'empêchent de se réaliser3 — comme s'il y avait consensus quant à la nature des réformes à mettre en place.
Or ce discours est problématique: dès lors que l'on désigne le système éducatif comme premier coupable de la situation actuelle, on détourne l'attention des véritables causes du marasme économique et social que nous traversons, à l'image des inégalités ou peut-être encore du système économique dans son ensemble. Parler de crise de l'éducation permet de protéger l'idéal méritocratique, en le présentant comme incomplètement réalisé. Cet idéal méritocratique protège par la suite les relations de domination et l'extrême inégalité existant dans la société tunisienne actuelle4.
L'exemple de l'ascenseur social, décrit comme étant "en panne", est à ce titre frappant. De quel ascenseur parle-t-on dans une société où la majorité des emplois ne permettent pas de vivre dignement ? Les inégalités sociales terribles, les niveaux de vie absurdement bas de la majorité de la population sont ainsi éclipsés par l'idéal d'un ascenseur social méritocratique — notre "rêve tunisien", qui comme le "rêve américain" contribue à rendre la situation sociale acceptable et légitime.
En d'autres termes, le problème n'est pas l'ascenseur social, mais la distribution des revenus et des richesses ainsi que la rémunération des emplois ; l'immeuble métaphorique dans lequel cet ascenseur se situe.Il n'y a que l'étage du sommet où l'on peut vivre dignement. Du deuxième au troisième, du sixième au vingtième, du vingtième au cinquantième, les conditions de vie restent médiocres – mais on continue d'accuser l'ascenseur.
Il faut savoir que ce genre de discours n'est pas non plus spécifique à la Tunisie : aux Etats-Unis par exemple, le milliardaire Marc Zuckerberg avait en 2014 investi pas moins de cent millions de dollars5 pour promouvoir l'idée que la pauvreté (et de manière sous-jacente les inégalités produites par le système économique actuel) n'était pas un obstacle à la réussite académique et professionnelle — sans succès. En France aussi, les problèmes sociétaux sont présentés comme étant liés à l'absence d'une éducation de qualité : certains auteurs parlent même d'une "crise sans fin" de l'éducation6.
Une situation économique problématique
L'absence d'études sur la structure des salaires en Tunisie est frappante. Toutefois, quelques données permettent d'esquisser le paysage économique qui rend difficile, voire inutile, toute réforme de l'éducation.
Premièrement, l'information la plus récente dont on dispose au sujet du salaire médian date de 2011 ; on parle d'un salaire médian qui était de 442 dinars7.
Prenons deuxièmement l'évolution du SMIG (régime 48h), comme indicateur de l'évolution des salaires. Il est passé de 286,000 DT en 2011 à 429,312 DT en 20208. Il s'agit là d'une augmentation de 150%.
Mettons que le salaire médian a augmenté au même rythme : on se retrouve avec un salaire médian de 663 DT en 2020.
Troisièmement, selon une étude récente9, afin de vivre dignement en Tunisie, il faut pour un couple avec deux enfants vivant dans le Grand Tunis un revenu minimal de 2400DT. Si les deux parents travaillent, selon le salaire médian calculé précédemment, ils se retrouvent avec 1326 DT par mois, soit la moitié de ce budget de la dignité.
Prenons enfin un indicateur de la Base de données mondiale des inégalités10: en moyenne, les 10% les plus riches gagnent 4 fois plus que les 40% du milieu de la stratification sociale.
On se rend compte ici que pour qu'un individu puisse vivre décemment en Tunisie, il n'a aucun autre choix légal que la réussite académique. Il n'existe pas de garantie d'emploi ou de minima social viable, et la grande majorité des emplois offre des rémunérations faibles. Soit on réussit parmi les premiers de sa classe afin de s'orienter vers l'une des rares filières qui mène vers les emplois assurant un revenu décent, soit on passe le reste de sa vie à essayer de garder la tête hors de l'eau. Le problème n'est pas l'absence de méritocratie : bien au contraire, le problème est qu'il n'y existe aucune alternative.
Cette compétition pour les quelques emplois décents implique toute une dynamique qui constitue peu ou prou ce que l'on espère résoudre par une "réforme de l'éducation":
– la prévalence de la triche et des passe-droits, qui devient pour beaucoup un risque nécessaire étant donné l'importance cruciale de la réussite et le prix à payer en cas d'échec (une vie de subordination et de quasi-pauvreté) – il n'est plus étonnant dans ce contexte de porter plainte contre une professeure pour contester une mauvaise note11 ;
– le succès des cours particuliers, puisqu'il s'agit de s'assurer que ses enfants seront les plus compétitifs possible ;
– la privatisation de l'éducation et la recrudescence de la demande pour les écoles de système étranger, toujours dans une logique de distinction et de compétitivité des enfants. Les écoles privées prétendent (et souvent peuvent) assurer de meilleures réussites aux examens nationaux (elles se permettent de renvoyer les enseignants grévistes, recruter les plus expérimentés et qualifiés en les payant plus que le public, faire de la publicité et mettre en avant le taux de réussite d'élèves qu'elles auront préalablement sélectionnés...) sans nécessairement pour autant offrir une meilleure formation;
– la pression psychologique terrible placée sur les élèves pour être premiers, et l'ambiance de compétition toxique existant au sein des établissements tunisiens12;
– l'abandon scolaire des élèves les plus défavorisés : le coût pour être compétitif au sein de l'éducation et en tirer un rendement positif étant trop élevé, ils quittent rationnellement l'école tôt ;
– dans l'enseignement supérieur public, la mauvaise orientation des étudiants qui ne suivent ni leur passion ni leur vocation, mais sont mis en concurrence pour s'inscrire dans les filières qui assurent un emploi stable et un revenu décent, les autres filières se retrouvant remplies d'éléments déçus et intériorisant leur absence d'avenir professionnel (quand ils "n'achètent" pas leur réorientation dans des établissements privés) ;
– l'inflation des diplômes, où pour être plus compétitif que son voisin, il va s'agir de faire toujours plus d'études, plus difficiles, plus prestigieuses, plus longues
– la crise des docteurs chômeurs est là pour le rappeler. On observe aujourd'hui de plus en plus de facultés privées offrant des doubles diplômes dont des diplômes étrangers.
Rien de tout cela n'est lié au système éducatif en soi autant qu'à la situation de l'emploi et de l'économie.
Pareillement, on sait que les fortes inégalités génèrent la violence ; on sait que la misère favorise la criminalité et la déviance psychologique. Pourtant, on persiste à parler de crise de l'éducation plutôt que de crise du système économique, et les voix appelant à la réforme de l'éducation restent dominantes.Or il n'est pas exclu que la réforme puisse faire empirer la situation.
Réformer l'éducation, une idée contre-productive ?
Le problème est que la pression énorme issue de la situation économique empêche toute réforme fructueuse de l'éducation.
De manière extrêmement dommageable pour la société, les intérêts des familles et du secteur privé sont alignés. En effet, étant donné le chômage important, et le fait que la majorité des emplois décemment rémunérés créés ces dernières années le furent dans le secteur privé, les familles ont intérêt à ce que leurs enfants se conforment le plus possible aux demandes des entreprises afin qu'ils puissent trouver un travail qui leur permette de vivre dignement. Les demandes de réforme de l'éducation sont alors réduites à l'augmentation de "l'employabilité" et de la "compétitivité" des élèves tunisiens :"soft skills", programmation (ou "coding") présenté comme une compétence primordiale, entrepreneuriat – il s'agit d'apprendre à s'adapter, à se vendre, à se vivre comme un projet, enfin à se conformer aux attentes de l'employeur.
Cela arrange le recruteur privé, dans la mesure où il n'a plus à assumer les coûts de formation de ses employés qui sont maintenant pris en charge par la collectivité (à travers les réformes orientées employabilité) et les familles (à travers l'éducation dans le privé et les autres formations professionnalisantes).
Dans ce contexte, la place de connaissances aussi importantes que celles des arts, humanités et sciences sociales (histoire, philosophie, littérature ou encore géographie...)est menacée. Combien de fois entend-on à l'unisson élèves, parents et recruteurs dire qu'il faut moins d'enseignements "théoriques", "inutiles", et plus de matières qui leur serviront dans la "vraie vie" ! Un consensus se forme autour de l'idée qu'il ne faut plus former des citoyens, mais des employés.
On comprend ici que les recruteurs ont toujours intérêt à clamer haut et fort que l'éducation est en crise et qu'ils n'arrivent pas à recruter du personnel aux compétences adéquates : les réformes orientées vers l'employabilité leur permettent de se fournir en main d'œuvre compétente et docile13 à bas prix, avec la bénédiction des familles qui voient ici une manière de garantir le futur de leurs enfants. Or ces recruteurs n'ont pas en tête l'intérêt à long terme de la société : le jour où la main d'œuvre sera plus adaptée et docile dans le pays voisin, ils iront s'établir là-bas, nous laissant avec des jeunes Tunisiens à la formation intellectuelle et citoyenne sacrifiée.
Si l'éducation aiguille les jeunes vers une place au sein de la société, elle camoufle aussi le fait qu'il n'y ait pas assez de places pour tout le monde. Elle ignore tout de la qualité et de la durabilité des places en question et enfin, l'idéologie méritocratique qu'elle incarne naturalise la misère de "ceux qui n'ont pas réussi", nous permettant de fermer les yeux sur de véritables bombes à retardement14 sociales que l'on balaiera sous le tapis de l'appareil répressif, toujours plus envahissant et menaçant pour le reste de nos libertés.
Alors, que faire ?
Le plus important est de comprendre que la réforme de l'éducation sert de bouclier idéologique à un système économique en faillite. Elle est un des appareils à travers lesquels le secteur marchand vampirise les ressources des familles et de la collectivité.
Je maintiens que les critiques formulées à l'encontre du système éducatif sont très souvent attribuables à la situation économique décrite plus haut. Dans une société présentant l'un des taux de chômage des diplômés les plus élevés au monde15, où les emplois stables et bien rémunérés se font rares, la fonction de tri social de l'éducation prend le pas sur son rôle de formation intellectuelle, culturelle, critique et citoyenne. On ne peut pas réorienter le système éducatif quand le contexte économique le tire aussi puissamment vers une unique direction: celle des besoins du secteur marchand.
Il y a certainement des changements à apporter au niveau des programmes, de la pédagogie, de la manière dont sont formés les enseignants, ou encore au niveau du financement de l'infrastructure et des ressources humaines de l'éducation. Mais le gros du travail doit se faire sur les inégalités sociales et l'emploi : il faut que chacun puisse vivre décemment, indépendamment de sa réussite ou de son échec tels que mesurés à l'aune des critères définis par l'Ecole. Pour cela, une redistribution des richesses, une création publique d'emplois dans une optique d'intérêt public, l'établissement de minima sociaux plus importants ainsi qu'une réflexion sur notre participation au sein des logiques capitalistes mondiales sont essentielles – autant, sinon plus, qu'une réforme de l'éducation.
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Références :
1- Réflexions d'un Elève Insoumis, 2017.
2- Il explique que "l'éducation doit être la base de tout développement". Rencontre entre le Président de la République et le ministre de l'Education, le 12 août 2021.
3- Il faut souligner de manière ironique que l'éducation est nécessairement politique en ce qu'elle assure la reproduction de la société ; la question du choix des membres d'un tel conseil est alors politique, et ne fait que déplacer le problème.
4- Against meritocracy, Culture, Power and Myths of Mobility, Littler, 2017
5- Voir à ce propos cet article du New Yorker par Dale Russakoff (2014). Il avait pour projet de fournir une éducation de qualité exceptionnelle à des jeunes de milieux défavorisés, afin d'élever leurs résultats au niveau de ceux de jeunes plus aisés.
6- La crise de l'éducation Essai de synthèse sur un concept multidimensionnel, Alix et Gutierrez, 2020
7- Parmi les rares travaux disponibles, cette étude du Centre de recherches et d'études sociales publiée en 2012.
8- https://www.jurisitetunisie.com/tunisie/index/SMIG.htm
9- Un Budget de la Dignité pour la Tunisie, Institut de recherches économiques et sociales, international Alert et Friedrich Ebert Stiftung, 2021.
10- World Inequality Database, 2021 http://wid.world/fr/country/tunisie/
11- Voir le cas récent de la plainte contre la professeure d'anglais Faten Ben Slama.
12- Selon PISA 2015, les élèves tunisiens étaient ceux qui voulaient le plus au monde être parmi les premiers de leur classe.
13- Les soft skills encouragent les jeunes à savoir communiquer, à être conciliants au possible dans leurs rapports avec leurs collègues et supérieurs ; on ne leur apprend en revanche rien du droit du travail ou de l'action collective face aux injustices.
14- A l'image du lycéen à Ezzahra qui, le 08/11/2021, a poignardé son professeur.
15- Selon les statistiques de l'Organisation internationale du travail, nous étions en 2017 les premiers au monde, avec un taux de 29%.


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