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Lotfi Khaldi, Secrétaire général du tribunal administratif et membre du bureau national de l'ODC à La Presse : « On peut résoudre les raisons exogènes à travers une planification stratégique »
Publié dans La Presse de Tunisie le 27 - 04 - 2022

Malgré les efforts déployés, le ministère du Commerce et du Développement des exportations n'a pu et ne pourra résoudre le problème de la hausse des prix des produits alimentaires. M. Lotfi Khaldi, secrétaire général du tribunal administratif et membre du bureau national de l'Organisation de la défense du consommateur, y revient avec plus de détails. Interview.
Selon le consommateur tunisien, les prix des produits alimentaires de première nécessité sont devenus exorbitants. Pourquoi le ministère du Commerce et du Développement des exportations n'intervient-il pas pour les contrôler ?
On assiste depuis le début de l'année 2022 à une hausse considérable des prix. Pas mal de produits de première nécessité connaissent une hausse aggravée par les circonstances internationales nouvelles, essentiellement la guerre en Ukraine. L'augmentation des prix a touché une liste de produits tels que les huiles végétales. En effet, le prix est passé de 5 à 6.5 dinars le litre. Pour la viande de bœuf, de veau, d'agneau, le prix est passé de 26 à 33 dinars le kilo. Les légumes, aussi, ont connu durant la première semaine du mois saint, une augmentation considérable, essentiellement pour le piment vert, le prix est passé de 3 à 7 dinars le kilo, la pomme de terre de 1.5 à 2 dinars le kilo...
La moyenne de cette augmentation des prix est estimée entre 20 et 30% pour les produits nécessaires pour le mois de Ramadan, ce qui représente une menace pour le pouvoir d'achat du consommateur tunisien déjà sous le choc du taux d'inflation en hausse de 7,2% et ne cesse d'augmenter pour atteindre 10 % fin 2022, d'après des experts tunisiens. Le ministère du Commerce n'a pu, malgré les efforts fournis pour assurer un approvisionnement normal, atténuer la hausse des prix, et ce, parce que : le marché, qui est basé sur la liberté des prix, ne permet pas à l'Etat d'intervenir pour déjouer la règle de l'offre et la demande qui détermine les prix des produits non subventionnés.
Par ailleurs, le ministère du Commerce a essayé de cadrer la situation pour résoudre, en premier lieu, le problème de pénurie des produits de base dont il a augmenté le rythme d'approvisionnement du marché en semoule, en huile végétale et en sucre, des produits fortement subventionnés par l'Etat et qui tentent toujours les intervenants illégaux pour les stocker pour des utilisations autres que leur destination initiale. En deuxième lieu, le ministère du Commerce a entamé, depuis mi-mars 2022, une vaste opération de poursuite contre les malfaiteurs (contrebande et stockage illégal de produits subventionnés) avec l'aide des forces sécuritaires, une vaste opération de contrôle des marchés sur tout le territoire de la République, et depuis quelques jours, le ministère a interdit l'exportation de quatre types de légumes, (poivrons, tomates, oignons et pommes de terre) dont les prix n'ont cessé d'augmenter durant la première semaine de Ramadan.
Malgré les efforts déployés, le ministère du Commerce ne pourra pas résoudre tous les problèmes à l'origine de la hausse des prix, il existe des raisons exogènes qu'on ne peut résoudre qu'à travers une planification stratégique, il s'agit de la hausse des prix des produits fourragers qui ne sont pas toujours disponibles sur le marché et que les éleveurs, pour maintenir leur activité, s'orientent vers le circuit parallèle qui offre ces produits à un prix élevé.
La hausse des prix des produits de céréaliers et des produits pétroliers sur le marché international exerce toujours une pression sur les finances publiques pour payer les écarts, et sur les producteurs des viandes et légumes qui ne peuvent offrir des prix abordables pour un consommateur tunisien qui souffre de la détérioration de son pouvoir d'achat.
Dans ce genre de situation, la société civile a un grand rôle à jouer, il s'agit de cadrer le consommateur et de lui donner des astuces pour atténuer les conséquences de la hausse des prix, tel l'effort de l'Organisation de la défense du consommateur qui plaide toujours pour la substitution des produits à prix élevé par d'autres disponibles, le boycott des produits rares sur le marché ou à prix exorbitant comme le boycott des viandes bovines et ovines pour un certain temps à cause des prix et le boycott des bananes et du piment vert qui ont connu une hausse sans précédent.
Mais le consommateur tunisien a souffert de cette flambée des prix durant le mois de Ramadan...
Chaque année, les ministères du Commerce, de l'Agriculture et de la Santé, les organisations centrales et régionales de défense des consommateurs, les collectivités locales préparent des programmes pour faire face à une augmentation de la consommation de certains produits pendant le mois saint, de l'approvisionnement des circuits de distribution, à la création de marchés provisoires de vente directe du producteur au consommateur, au renforcement des équipes de contrôle économique pour couvrir la plupart des marchés..
A mon avis, il nous manque une stratégie nationale pour améliorer le comportement du consommateur pendant les périodes de hausse des prix ou de pénurie de quelques produits et pendant les crises, une stratégie qui doit se baser sur des enquêtes sociales et comportementales afin de changer la réaction actuelle du consommateur tunisien face aux crises économiques, d'un consommateur caractérisé par la précipitation, l'égoïsme vers un consommateur averti, raisonnable et activiste, un consommateur capable d'influencer les prix par son comportement collectif de boycott, de revendication et d'action contre les commerçants abusifs (plainte, justice, agissement, lutte).
L'organisation de la défense du consommateur et les autres composantes de la société civile ont le premier rôle à jouer dans ce sens, c'est le comportement collectif du consommateur qui agit sur les prix et non pas l'action individuelle, c'est la raison pour laquelle la Tunisie a créé l'ODC juste après la signature de l'accord d'association avec l'Union européenne en 1995, entré en vigueur le 1er mars 1998. Cet accord d'association exige la liberté des prix et la non-intervention de l'Etat sur le marché et ne pas faire des barrières tarifaires contre des produits étrangers, c'est au consommateur de choisir quel produit acheter et à quel prix, c'est lui qui favorise le produit tunisien et qui exige la qualité, et c'est lui aussi qui baisse les prix par l'abstention ou le boycott.
Comment faire face alors à cette flambée des prix qui va crescendo d'une année à l'autre?
Avec un taux d'inflation qui dépasse les 7%, une augmentation incessante des prix des produits importés à cause de la dépréciation du dinar face au dollar et à l'euro et une flambée des prix du pétrole et des céréales à cause de la guerre en Ukraine, les équilibres financiers de l'Etat sont devenus de plus en plus menacés et la situation risque de s'aggraver devant des ressources très affaiblises par la Covid-19 et par le climat social et économique qui décourage l'investissement, les prix ne vont pas cesser d'augmenter et le pouvoir d'achat du consommateur tunisien continuera sa régression. L'Etat doit réagir le plus vite possible pour trouver des ressources qui vont assurer le soutien des citoyens de la classe faible et moyenne, tout en mettant en place des stratégies globales qui changent le modèle économique actuel du pays basé sur des données dépassées, sinon la tension sociale risque de monter davantage, ce qui menace la stabilité sécuritaire du pays.
La composition des prix de tous les produits est la même, si les prix des intrants augmentent, le prix du produit augmentera systématiquement, autrement, si le prix de la matière première augmente et le prix de vente du produit reste sans changement, c'est que le producteur vend avec perte, ce qui menace son existence, ou bien il est en train de compresser sa marge bénéficiaire, ce qui menace la durabilité de l'entreprise si la situation n'est pas conjoncturelle.
Avec la situation économique mondiale actuelle, les prix de tous les produits importés vont augmenter, et puisque l'économie tunisienne est structurellement tributaire des exportations pour faire face aux besoins internes en énergie, en céréale, en huile végétale et en médicaments, les prix ne cessent d'augmenter par évidence. L'Etat va supporter plus de fonds pour équilibrer les prix et les rendre abordables pour le consommateur, d'où la nécessité de mettre en place une plateforme moderne pour la gestion de la compensation qui permet un ciblage des catégories de ménage qui peuvent être compensées, et éviter un gaspillage et un détournement des produits subventionnés et des deniers publics très précieux.
La baisse des prix en ce moment équivaut à une manipulation artificielle du marché ou bien la vente des produits de qualité très minime, cette manipulation ne peut pas aider l'économie tunisienne mais peut aggraver la situation des producteurs. Au contraire, on doit travailler pour améliorer la qualité et viser les marchés internationaux, afin de relancer l'économie et de donner plus de valeur au dinar tunisien.
Quelles mesures urgentes préconisez-vous alors ?
La réforme est devenue aujourd'hui urgente, on ne peut pas continuer sur le modèle économique actuel, ni avec le comportement actuel des pouvoirs publics, des entreprises publiques et de l'administration. Les clefs de la réforme sont, à mon avis, une réforme globale de l'administration, vers une administration totalement numérique, avec des procédures simples et transparentes et une nouvelle organisation, y compris les horaires du travail, le mode de recrutement des agents publics et la délégation de certaines compétences au secteur privé. Une restructuration des entreprises publiques avec un mode de gestion nouveau et le désengagement de l'Etat des secteurs concurrentiels. Une réforme fiscale globale claire et transparente basée sur l'intégration du marché parallèle.
La réforme du système de compensation est devenue une urgence extrême aujourd'hui ?
Avec l'accroissement des prix des produits subventionnés et la crise budgétaire du pays, la réforme du système de compensation est devenue une obligation, surtout avec les détournements successifs des produits subventionnés au profit de certains secteurs de production (huile végétale, lait et sucre pour les fabricants de pâtisserie, les cafés et les restaurants, céréales au profit des éleveurs, des restaurants et des fabricants clandestins de pain, carburants pour des entreprises...)
Il est devenu urgent de mettre en place un système de compensation qui touche uniquement les familles (ménages) nécessiteuses pour limiter les pertes et les détournements, d'une part, et pour aider les citoyens à faible et moyen revenus à subvenir à leurs premières nécessités, d'autre part. Le nouveau système de compensation demande, au préalable, une connaissance parfaite de la population tunisienne, il nous faut une base de données fiable et durable, des moyens de recoupement pour vérifier les données et des procédures claires et transparentes pour la distribution de la compensation. Le gouvernement tunisien a commencé depuis 2016 un processus de collecte des données sur les ménages dans tout le territoire de la République par la création de l'identifiant unique, ce processus de création d'une base de données demande beaucoup de travail et de temps, mais entretemps, on peut commencer par la base actuelle détenue par le ministère des Affaires sociales qui regroupe les familles nécessiteuses bénéficiaires des carnets de soins et des subventions mensuelles.
Avec la base du ministère des Affaires sociales, on peut ajouter les bases détenues par les caisses sociales pour déterminer le revenu des salariés du secteur privé et du secteur public, on peut aussi puiser des données de la base informatique de l'administration fiscale pour déterminer le revenu des petites et moyennes entreprises.
Pour les autres ménages, ils doivent s'inscrire à la base de données et déclarer leurs revenus en toute transparence pour bénéficier de la compensation.
Pour déterminer les ménages qui vont profiter de la compensation, un barème doit être mis en place sur la base de la classification des ménages par classe de revenu tout en fixant le taux de compensation par palier de revenu. Pour mieux comprendre le système proposé, on propose le barème suivant :
– Palier 1 : On attribue 100% de compensation aux ménages, dont le revenu mensuel est inférieur ou égal à 800 dinars.
– Palier 2 : On attribue 70% de compensation aux ménages, dont le revenu mensuel est inférieur ou égal à 1.200 dinars.
– Palier 3 : On attribue 50% de compensation aux ménages, dont le revenu mensuel est inférieur ou égal à 1.600 dinars.
– Palier 4 : On attribue 30% de compensation aux ménages, dont le revenu mensuel est inférieur ou égal à 2.000 dinars.
– Palier 5 : On attribue 15% de compensation aux ménages, dont le revenu mensuel est inférieur ou égal à 2.400 dinars.
– Pas de compensation aux ménages dont le revenu mensuel dépasse 2.400 dinars.
Le revenu des ménages sera actualisé à la hausse et à la baisse chaque fois que le revenu des membres de la famille change (emploi d'un membre, démission d'un membre, augmentation de salaire ou changement d'emploi, décès d'un membre et transformation de pension...), si le changement de revenu du ménage entraîne un changement de palier, le taux de compensation change. Pour le montant de la compensation, il faut identifier scientifiquement la consommation mensuelle moyenne de chaque ménage en produits compensés pour déterminer le montant de 100% de compensation.
Le montant de la compensation sera transféré au ménage au début de chaque mois moyennant les procédés électroniques, tous les produits seront vendus au marché au prix réel pour tout citoyen ou non citoyen. Ce système permet une économie considérable de la compensation, il touchera les personnes et non les produits, il assurera l'équité sociale et évitera le détournement ou le gaspillage des produits.


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