Les va-et-vient entourés d'une épaisse chape de silence sillonnent les arrière-cours du pouvoir et des partis politiques de la place. Les familles destourienne et islamiste, dit-on, sont en passe de se réconcilier. Pour certains observateurs, cela pourrait aboutir à un nouveau processus sous peu. Toujours est-il qu'on est en droit de se demander si cela pouvait infléchir la transition démocratique qui piétine sous nos cieux. Témoin, les récentes rencontres entre des figures de proue de l'ancien régime avec Rached Ghannouchi, leader d'Ennahdha. Idem de l'apparition de certaines personnalités destouriennes dans le staff dirigeant de tel ou tel parti en reconstruction. Il semble bien que les destouriens, voués aux gémonies, démonisés, pointés d'un index accusateur au lendemain de la révolution, soient courtisés désormais par bien des mouvances politiques. Deux donnes fondamentales se chevauchent à ce propos. En premier lieu, la réconciliation nationale piétine. La justice transitionnelle fait du surplace. Elle a été conçue initialement sur la base de segmentations partisanes sur fond d'un surinvestissement idéologique. Dès le départ, elle a été perçue comme une tentative de règlement de comptes, en dépit des lois, de l'esprit des lois et du principe d'équité. L'Instance vérité et dignité (IVD) végète. Elle est tiraillée entre divers courants qui se neutralisent. Pas moins de cinq démissions y ont vu le jour. Les différends intra-muros font l'objet de requêtes et de poursuites judiciaires. Et ce n'est pas fini. Par ailleurs, M. Béji Caïd Essebsi, président de la République, avait présenté au Parlement un projet de loi portant réconciliation économique et financière. Mal ficelé, ledit projet traîne toujours en longueur. Le gouvernement et les quatre partis de la majorité ne l'ont guère imposé. Pourtant, ils disposent d'une majorité absolue dans les travées de l'assemblée. Sur un autre plan, la grave crise des principaux partis politiques de la place préside à leur désir sourd de trouver un nouveau tremplin de redéploiement. Nida Tounès, principal vainqueur des élections législatives et présidentielle de 2014, s'est scindé en deux partis distincts. Il additionne les pertes et les fragilisations des deux côtés. Et des deux côtés, des personnalités destouriennes sont appelées à la rescousse. Le mouvement Ennahdha, quant à lui, est aux prises avec ses propres démons de la discorde. A la veille de son congrès, le deuxième parti de la scène politique tunisienne négocie un tournant qu'il voudrait salvateur à ses propres yeux. Salvateur parce que, dans l'opinion, l'exercice du pouvoir par la Troïka (2011-2014) a profondément entamé l'image des islamistes et de leurs séides. Corruption, népotisme, autoritarisme, police parallèle, noyautage partisan des organes sécuritaires, encouragement des mouvements salafistes et terroristes...leur bilan est plutôt lourd. D'autre part, Ennahdha sait bien que la scène politique internationale a changé. Les islamistes et l'islam politique ne sont plus en odeur de sainteté. Pourtant, ils avaient été accueillis à bras ouverts lors de l'irruption dudit Printemps arabe par les puissants du monde, Américains, Britanniques, Français et Allemands en prime. Le rapport du Premier ministre britannique, David Cameron, présenté en décembre dernier, estime que certains courants des Frères musulmans sont extrémistes. De son côté, le Congrès américain étudie la possibilité de mettre la confrérie des Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes. Le mouvement Ennahdha y est nommément cité. En Syrie, le camp du Qatar est battu en brèche. Le régime est devenu un chiffre constant d'une équation politique désormais réclamée à cor et à cri par les Occidentaux. La Turquie d'Erdogan n'est guère mieux lotie. Les Américains l'ont désormais en point de mire. L'Arabie Saoudite a changé le fusil d'épaule. Le régime égyptien est très courtisé par les puissances internationales, notamment en raison du doublement du canal de Suez et des potentialités gazières immenses découvertes il y a peu. En Libye, les milices armées sont fragilisées profondément par l'investiture du nouveau gouvernement Sarraj avec un fort appui international. C'est dire que les profondeurs politiques, financières et diplomatiques du mouvement Ennahdha sont entamées. C'est d'autant plus évident que nombre de ses dirigeants ont été cités dans l'affaire des Panama papers. Et que cela semble sonner comme un coup de semonce. Dès lors, Ennahdha chercherait à montrer patte blanche. Bien loin semblent les temps où il lâchait ses troupes dans le mouvement Ekbiss, traduisant alors un durcissement à l'extrême droite du pouvoir de la Troïka. Bien loin semblent les temps où il invitait les prédicateurs orientaux de la haine en toute impunité pour terroriser les Tunisiens dans leur propre pays. Bien loin semblent les temps où ses miliciens, avec les milices desdites ligues de protection de la révolution, encouragées en sous-marin, prenaient d'assaut le siège de l'Ugtt en vue d'y installer une direction fantoche et croupion. Ou attaquaient sous l'œil bienveillant de la police les paisibles manifestants du 9 avril 2012, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis. Sans la défense expresse des dirigeants ministres et députés d'Ennahdha du lynchage meurtrier de Lotfi Naguedh, assimilé par le conseil de la choura du mouvement à un «travail révolutionnaire». Il sait aussi qu'il pourrait se retrouver sur la liste américaine des mouvements extrémistes de la confrérie des Frères musulmans. Ennahdha multiplie depuis les ouvertures en vue de s'assurer de solides relais locaux et paraître comme un mouvement démocratique participant du plein jeu de l'Etat de droit. La toile de fond explique les démarches des uns et des autres. En escomptant que cela puisse non seulement aboutir à quelque chose de concret, mais, surtout, amener les Tunisiens à s'intéresser de nouveau à la politique. Et ne pas l'assimiler à une éternelle ritournelle d'alliances et de contre-alliances plus sournoises et opportunistes les unes que les autres. Une valse a mille tons en quelque sorte.