L'artiste plasticienne s'interroge sur notre identité altérée et désormais marquée par une perte de repères face au changement de plusieurs valeurs culturelles. «Man Antom» (qui êtes-vous ?) est l'intitulé de la nouvelle exposition de Aïcha Filali, dont le vernissage s'est déroulé le 28 avril à la galerie Aïcha-Gorgi, située sur les hauteurs du coquet et charmant village de Sidi Bou Saïd. En choisissant le titre de «Man Antom» pour son exposition, l'artiste donne d'emblée le ton, en nous renvoyant à la célèbre expression de Maâmar Guedaffi qu'il a lancée en 2011, lors de «La révolution libyenne» à l'entame du «Printemps arabe» qu'on a rapidement transformé en «Hiver arabe». «Man Antom» «qui êtes-vous?» Ou «qui sommes-nous ?» s'interroge Aïcha Filali d'un ton caustique et sarcastique. Il arrive même qu'elle pousse la parodie jusqu'au bout dans certaines de ses œuvres (Harim Ettemseh par exemple) pour exprimer la mutation sociale et culturelle qu'a connue le pays dans la foulée de la révolution. L'artiste plasticienne s'interroge sur notre identité altérée et désormais marquée par une perte de repères face au changement de plusieurs valeurs culturelles. Il est vrai qu'après le 14 janvier 2011, l'histoire s'est emballée, sous nos cieux, en apportant quasi quotidiennement son lot d'événements politiques, sociaux et culturels ayant changé la face du pays désormais ouvert à toutes les idéologies, courants religieux extrémistes et influences culturelles venus d'ailleurs. Et il suffit de circuler dans les rues de nos villes, d'écouter la radio et de regarder la télé pour s'en apercevoir; les comportements, les modes vestimentaires, le langage, le rapport à l'autre (hommes/femmes) et à l'autorité ont subi une profonde mutation. Une mutation reflétant un bricolage identitaire qui souffle sur tout le pays. Et cela se reflète dans les œuvres de Aïcha Filali, entre installations, bas-relief, sculptures et tableaux où elle évoque le terrorisme, l'immigration clandestine, le monde des médias, le monde du business, la consommation, etc. Dans l'installation «Takwira Fechaâmbi» (partie de football au Mont Chaâmbi), le regard se pose sur un mannequin représentant une femme portant une sorte de combinaison en tulle noir; de son visage voilé par le même tissu, on n'aperçoit que des yeux taciturnes scrutant l'horizon. Aux pieds de cette égérie sont disposés, sur un pan de tissu vaporeux, des ballons de foot noirs alors qu'à sa droite des figurines en plastique, sans têtes pour certaines, représentent des hommes, torses nus, portant des shorts de sport, qui semblent s'adonner à l'escalade au sens propre et figuré. Escalade vers le sommet d'une montagne, mais aussi vers le pouvoir. Tout cela ne rappelle-t-il pas ce qui se tramait en catimini au Djebel Chaâmbi quand en 2012 des terroristes se sont appropriés ce territoire pour entamer le Djihad, alors que du côté de la Troïka, on s'entêtait à nous faire croire qu'il ne s'agissait «que d'amateurs de sport dans le but de maintenir la forme ou d'éliminer le surplus de cholestérol». L'égérie en noir Cette égérie en noir, façon mère-patrie, ne déplore-t-elle pas l'enfer de la violence et du terrorisme dans lequel a été prise au piège une partie de ses enfants ? Cela au nom de Dieu et de la religion. Ne symbolise-t-elle pas, également, l'âme et la conscience de l'artiste qui nous scrute, nous raconte, nous critique de manière ironique et nous parodie de façon ludique et caustique? Tout porte à le croire. La femme campée dans «Takwira Fechaâmbi», en fait l'alter ego de l'artiste, a une double fonction : représenter et réfléchir sur son environnement et sur la société, en proposant sa propre vision. Ainsi, le monde des médias n'échappe pas à l'œil scrutateur et caustique de Aïcha Filali. Un monde factice, où sont distillés les programmes formatés et fabriqués par les riches multinationales de la production audiovisuelle et animés par des animateurs à l'esprit tout aussi formaté et conditionné. C'est ce qui est, d'ailleurs, suggéré par l'artiste dans les installations intitulées «Prime-time» et «Harim Ettemseh», une parodie du fameux feuilleton turc où le Sultan et ses 4 concubines sont matérialisés par des sculptures en tissu représentant des crocodiles. Ce feuilleton qui a tenu en haleine pendant trois ans une grande majorité de téléspectateurs tunisiens les immergeant dans le harem de Soliman le Magnifique, ce lieu où les femmes — considérées comme des objets — ne sont là que pour satisfaire le plaisir du Sultan qui a droit de vie et de mort sur elles. Identité en mutation Les nouveaux comportements et habitudes et autres nouveaux attributs de la société sont également épinglés par l'artiste à travers «les manuscrits en conserve» (thons, Kenza, Celtia) matérialisés par des impressions sur plexi et boîtes de conserve, et cannettes écrasées. La bière dont la consommation a vertigineusement augmenté après la révolution entre autres pour supporter les tensions en temps de crise. Les bas-relief «Rjoulia de face» et «Rjoulia de profil» évoquent des hommes aux ventres flasques et ronds, des photos, en fait, surmontées par des tuyaux en tôle qui se terminent par de minuscules têtes aux cervelles aussi étriquées et mesquines. «Ces corps trop bien nourris» sont le reflet d'un monde matérialiste où seuls la matière, l'argent et le business comptent. Quant à l'esprit, le savoir, l'art et la réflexion, ce n'est visiblement pas leur tasse de thé. Les deux bas-reliefs ont un prolongement qui n'est autre que l'installation «paroles en l'air» (Tquachkich hnak) : sculptures en tissu et matériaux représentent quatre femmes, assises sous un parasol, en plein papotage: médisance, futilité, insignifiance et vacuité. A cette insoutenable insignifiance, l'artiste oppose dans l'installation «1148 km» une barque où s'entassent des immigrés clandestins, entre chômeurs, démunis et désespérés en quête d'un avenir meilleur. Mais, on le sait, la déception et la mort peuvent surgir à tout moment au bout du rêve. On a, ainsi, fait le tour de l'exposition sous le regard triste de l'égérie en noir, reflétant les nouvelles spécificités politiques, idéologiques, sociales, culturelles et identitaires de la Tunisie post-révolution qui s'entrechoquent de manière chaotique. De ce voyage artistique aux accents ironiques, ludiques et parodiques, on sort à la fois touchés et amusés. Et ça vaut vraiment le déplacement (du 28 avril au 30 mai). DAMI