A l'Instance vérité et dignité, les dossiers des victimes se comptent désormais par dizaines de milliers. Entre le traitement des plaintes et l'assainissement de l'équipe dirigeante, Sihem Ben Sedrine passera un été très, très chaud Hier, Sihem Ben Sedrine, la présidente de l'Instance vérité et dignité, est allée rendre sa première copie au président de la République Béji Caïd Essebsi. La copie comprend le rapport annuel des activités de l'Instance et un rapport sur les 65 mille dossiers soumis à l'IVD par les victimes des six décennies (1er juillet 1955 - 31 décembre 2013) pendant lesquelles les Tunisiens et les Tunisiennes ont vécu sous la dictature politique, la répression sécuritaire, le mal-développement, la falsification de l'histoire et la négation pure et simple de leur statut de citoyens partenaires à part entière dans l'œuvre nationale de construction de la Tunisie. L'évènement signe, même si les déclarations officielles sont à caractère purement diplomatique, la fin des tiraillements qui ont opposé ces derniers mois (plus particulièrement fin décembre 2014) l'Instance à la présidence de la République et l'amorce de nouvelles relations de compréhension et d'entente à l'instar de ce qui se passe dans les pays démocratiques où les instances indépendantes et les gouvernements en place exercent leurs tâches respectives dans une atmosphère de confiance réciproque et de respect total des prérogatives de chaque institution, loin de toute propension à n'importe quel type de mainmise ou d'interférence. Faut-il rappeler le climat d'incompréhension et de dialogue de sourds qui a caractérisé les rapports IVD-présidence de la République au point que les observateurs et analystes n'ont pas hésité à soutenir, quand le président de la République a lancé son initiative sur la réconciliation économique, que l'Instance «a perdu sa raison d'être et qu'elle allait se transformer en une administration de plus qui s'occupera de l'indemnisation des personnes victimes dont les droits ont été violés et atteintes dans leur intégrité physique. Quant au dévoilement des corrompus, à la mise à nu des mécanismes de la malversation, à la réécriture de l'histoire du pays et à la préservation de la mémoire nationale, ils ne sont plus que des rêves révolutionnaires évaporés au fil des jours et des ans». Quand l'endurance paye Aujourd'hui, ceux qui prophétisaient de telles idées sont appelés, eux aussi, à revisiter les mécanismes sur lesquels ils basent leurs analyses pour admettre que l'endurance dont ont fait montre Sihem Ben Sédrine et les membres du conseil de la direction de l'Instance qui n'ont pas déserté pour une raison ou une autre a été finalement payante. En effet, en dépit des moyens financiers limités mis à sa disposition depuis son entrée en fonction (l'Instance n'a jamais réussi à obtenir des gouvernements Mehdi Jomaâ et Habib Essid les crédits qu'elle exigeait), de la campagne de dénigrement permanente dont elle faisait et continue à faire l'objet, de la série des démissions de ses membres qui quittent à un rythme régulier la barque espérant la faire couler à l'usure et aussi, il faut le reconnaître, des erreurs commises par sa présidente, l'Instance vérité et dignité a réussi à boucler ses deux premières années avec un bilan qu'on peut qualifier de globalement positif et les chiffres révélés, vendredi 17 juin, ne peuvent que témoigner sur l'ampleur du travail déjà accompli par l'Instance et sur sa réussite à recouvrer sa crédibilité entachée et remise en cause, y compris par ceux qui ont milité durement pour sa création. Ainsi, la réception de quelque 65 mille dossiers de requêtes soumises par les victimes des décennies de braise appartenant à toutes les familles politiques et intellectuelles ayant combattu la répression et le non-droit durant les époques Bourguiba, Ben Ali, la Troïka I et II, la constitution de plusieurs régions en régions victimes de non-développement, la soumission par plusieurs organisations de la société civile de plaintes demandant à être réhabilitées et la décision par de nombreux acteurs du paysage politique et civil actuel de recourir à l'Instance pour qu'elle lave leur réputation ternie à tort dans la plupart des cas par des adversaires politiques sans foi ni loi sont-ils des indicateurs sur la confiance qu'on témoigne encore à l'Instance et à sa capacité à redresser les torts dont ont souffert des milliers de Tunisiens qui courent toujours derrière la reconnaissance au moins morale de leurs concitoyens. Reste maintenant à savoir si l'Instance est bien outillée pour terminer le travail dans les délais, c'est-à-dire fin 2017, comme l'indique la loi portant sa création, ou au plus tard fin 2018, en cas de rajout d'une année supplémentaire. Une autre question s'impose aussi : les luttes internes que son conseil de direction vit quotidiennement au point que deux membres de cette direction contestent l'une des décisions du conseil par-devant le Tribunal administratif et obtiennent gain de cause (juridiquement, l'accession de Khaled Krichi au poste de vice-président de l'Instance en remplacement de Zouhaier Makhlouf est déclarée par le Tribunal administratif nulle et non avenue) sont-elles de nature à rassurer les milliers de plaignants qui ont afflué le 15 juin, dernier délai de dépôt des plaintes, pour demander que justice leur soit rendue. Peuvent-ils être sûrs que leurs dossiers seront traités dans les règles de l'art quand ils lisent quotidiennement les critiques acerbes dont l'Instance et, principalement, sa présidente sont l'objet ? Et quand le magistrat Ahmed Souab, connu pour son indépendance et son objectivité, déclare que «l'Instance n'a plus de raison d'être du fait qu'elle a refusé à quatre reprises d'appliquer des ordonnances rendues par la justice dont le Tribunal administratif et que de ce fait elle a violé la Constitution», on peut prévoir que le regain de crédibilité manifesté ces derniers jours à l'égard de l'Instance peut s'évaporer du jour au lendemain. Surtout au cas où le projet de loi sur la réconciliation nationale en cours de rectification à l'heure actuelle au parlement au niveau des chefs des groupes parlementaires serait revisité dans le sens que plusieurs juristes demandent et qu'il serait adopté par les députés. Dans ce cas, les centaines d'hommes d'affaires accusés de corruption et qui ont sollicité l'arbitrage de l'IVD pourraient retirer leurs dossiers et les remettre à la commission nationale de réconciliation qui sera issue de la nouvelle loi.