C'est une proposition de loi organique comprenant trois articles, élaborée de manière collégiale par des constitutionnalistes, des historiens, des islamologues, des juristes spécialisés dans le droit musulman et des sociologues C'est au début du mois de mai que le député social-démocrate Mehdi Ben Gharbia a provoqué un sacré branle-bas de combat à l'Assemblée, en déposant une proposition de loi, 22/2016, portant réforme des quotes-parts successorales, désignées habituellement par la loi de l'héritage. L'élaboration d'une loi est un acte juridique qui suit plusieurs étapes. L'initiative législative vient d'en franchir une nouvelle. Après l'enregistrement par le bureau de l'Assemblée chargé d'en vérifier la recevabilité, la commission permanente de la santé et des affaires sociales a été saisie pour l'examiner. Hier, l'auteur de la proposition de loi a été invité par les membres de cette commission à présenter son exposé sur les motifs et les arguments sur lesquels il s'appuie pour défendre les nouvelles dispositions qu'il propose. Dans le bâtiment occupé jadis par la chambre des sénateurs, s'est tenue la première séance de la vie de ce texte de loi, présidée par le vice-président Brahim Nacef de Nida Tounès, en l'absence de la présidente de la commission, Mbarka Aouinia, du Front populaire. Loi intemporelle ? Mehdi Ben Gharbia a commencé par défendre son droit en sa qualité de député, législateur par définition, à déposer à tout moment une proposition législative en respectant les modalités. La loi préconise la signature de 10 parlementaires, lui en a recueilli 27 et essuyé quelques désistements, sans aucune incidence sur le processus, compte tenu de leur nombre limité. Trois ou quatre députés ont retiré leurs soutiens. C'est une proposition de loi organique comprenant trois articles, élaborée de manière collégiale par des constitutionnalistes, des historiens, des islamologues, des juristes spécialisés dans le droit musulman et des sociologiques. Avec l'intervention des instituts de sondage et de statistiques. Des focus groupes à Tunis, à Sfax, à Sousse et à Médenine ont été formés en vue de prendre le pouls de l'atmosphère ambiante. C'est une loi qui est le fruit de l'ensemble de ces démarches et d'efforts pluridisciplinaires. Mehdi Ben Gharbia, méthodique, présente un exposé divisé en sept points. Objectif : construire une argumentation cohérente qui répond de facto aux questions que son initiative soulève. En faisant référence aux données historique, juridique, sociale et religieuse, il a essayé de démanteler la disposition juridique qui se veut intemporelle mettant en application ce verset du Coran : « Voici ce qu'Allah vous enjoint au sujet de vos enfants : au fils, une part équivalente à celle de deux filles ». Sourate 4 - Verset 11. Les arguments Le premier argument présenté relève de la nécessité historique. Le sens de l'histoire étant d'aller de l'avant et de garantir de manière graduelle le droit des individus à l'égalité, à la justice, à la démocratie, et de bannir toutes formes de discrimination. L'histoire de l'humanité peut marquer quelque temps d'arrêt et non un retour en arrière. C'est une dynamique irréversible. « Daech a essayé de stopper l'histoire en Syrie et en Irak, argumente l'élu, il peut réussir dans un laps de temps mais pas indéfiniment ». Dans cette logique s'inscrit la Tunisie. La Tunisie est pionnière en matière de respect des libertés publiques, premier pays du monde arabe à interdire l'esclavage, en 1846, à élaborer une constitution en 1861, premier pays arabe à interdire la polygamie, premier pays à modifier l'ordre successoral (si la fille est l'unique enfant de ses parents, elle hérite l'ensemble de l'héritage ), la Tunisie qui a donné le droit à la femme de voyager avec ses enfants mineurs, et qui a été un modèle de conciliation entre les fondamentaux culturels et religieux et les libertés fondamentales, vient compléter un processus engagé depuis longtemps en bannissant la discrimination dans l'ordre successoral. « La femme est un citoyen égal en droits et en devoirs à l'homme dans un Etat qui se dit républicain, civil et qui construit son édifice législatif sur la citoyenneté ne peut pas, dans la question de l'héritage, trahir sa vocation première », s'est insurgé Mehdi Ben Gharbia. Exigence constitutionnelle Durant tout le temps de l'élaboration de la constitution, les débats voire polémiques sur le modèle de société, les libertés, les sources de légalisation ont divisé la société tunisienne jusqu'à ce que la constitution de 2014 vient conforter les principes d'égalité et de démocratie et de justice. Les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. « Nous sommes ici en tant que représentants du peuple tunisien, rappelle l'élu, et l'article 46 dispose que l'Etat s'engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir». Cette proposition de loi, précise-t-il, vient en application justement de cette partie de l'article « veille à les consolider et les promouvoir », détaille le communicant. Il fait savoir par ailleurs et dans le cadre de l'application de cette disposition à valeur constitutionnelle, que les affaires portées devant la justice, divisant les héritiers et dont l'issue délibérée par la juridiction normale n'est pas acceptée par toutes les parties, seraient portées devant la Cour constitutionnelle dès qu'elle sera mise en place. Le troisième argument relève de la non-conformité entre les traités et les accords internationaux signés ou ratifiés par la Tunisie sans réserve comme la Cedaw et qui produisent des effets juridiques contraires à quelques articles de la Loi fondamentale. Le député a placé face à ses contradictions les droits de succession par rapport au dispositif organique national et au regard des conventions internationales signées par la Tunisie. L'orateur a également fait appel au volet démographique, pour préciser que la Tunisie a fait sa transition depuis environ une dizaine d'années, l'indicateur démographique étant inférieur à 1%. La famille cellulaire composée d'un couple et deux enfants représente la base de la société tunisienne. « Si cette famille a deux filles, ou deux garçons, la question ne se pose pas, elle se posera uniquement si cette fille a la malchance d'avoir un frère au lieu d'une sœur. Comment convaincre cette fille qui a grandi dans les mêmes conditions que son frère qu'elle n'aura que le tiers de ce que laisseraient leurs parents, et généralement il s'agit d'un seul titre immobilier, à savoir la maison familiale ? », fait-il valoir. Réparer une injustice Les autres points se portent sur le caractère explicite du verset coranique décliné en termes clairs et précis dans le Coran et donc a autorité d'une loi divine ne souffrant aucune autre lecture. Il oppose l'argument logique selon lequel les versets relatifs aux « houdoud », châtiments corporels, lapidation pour l'adultère et couper les mains du voleur sont aussi explicites, et pourtant ils ont été dépassés, argumente-t-il par analogie. Il a également répondu à l'argument, « fallacieux », selon lequel dans certains cas, la part de la femme est supérieure à celle de l'homme. «C'est une contre-vérité. Dans des cas spécifiques, comme par exemple entre la fille, héritière, et son oncle, oui elle hérite plus. Mais situés au même degré de parenté, la part de l'homme est toujours supérieure », s'insurge-t-il. Enfin, ces dispositions discriminantes pénalisent les femmes en termes d'accès à la propriété. Pourquoi se demande encore l'élu, si la femme participe au même titre que l'homme dans les frais de la famille et les charges, et elle n'en reçoit pas à terme les dividendes, ou en tout cas pas au même degré, c'est une injustice », finit-il par dire. Pourquoi l'exposé de Mehdi Ben Gharbia a été magistral ? Parce qu'il a répondu d'avance à toutes les réfutations qui pourraient lui être opposées, qu'elles soient d'ordre juridique, social ou religieux, de manière méthodique et argumentée. Il a défendu son projet avec brio, en s'inscrivant, et l'a répété plusieurs fois, à l'intérieur des textes sacrés et non pas en s'y opposant. C'est en sa qualité de musulman qu'il revendique cette évolution inéluctable dans l'interprétation des préceptes religieux. Les objections ont été portées essentiellement par le député Béchir Lezzem qui a contesté entre autres à Mehdi Ben Gharbia son aptitude à s'affranchir des textes sacrés et des lectures faites par les exégètes reconnus. Farida Laabidi du parti Ennahdha, également, a rappelé que la Constitution 2014 représente le dénominateur commun qui a pu de, manière consensuelle, réunir tout le monde malgré leur différence, et qu'il convient de ne pas y toucher. Débat à suivre.