A l'heure de la célébration du 59e anniversaire de la proclamation de la République, une interrogation lancinante s'impose : sommes-nous réellement en deuxième République ? Quoi qu'on en dise, la première République en fut bien une, bien qu'imparfaite. Ce fut, à bien y voir, un stade intermédiaire, entre l'idéal et la caricature. Le paternalisme républicain du fondateur et premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, y est pour beaucoup. La République fut, en quelque sorte, l'aboutissement logique de l'élan éminemment démocratique qui a nourri les différentes générations de réformateurs qui ont empreint la scène politique tunisienne dès la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu'à l'indépendance en 1956. On s'aperçut très vite qu'exiger des réformes et lutter pour l'indépendance est une chose, être aux commandes de l'Etat en est une autre. Sous nos cieux comme ailleurs, le paternalisme des pères fondateurs vira très vite à l'autoritarisme. Certains parlent même de despotisme éclairé. La qualification historique n'est guère consommée, faute d'un débat dépassionné. Au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, on proclama, hâtivement sans doute, l'avènement de la deuxième République. Une révolution, ça n'arrive pas bien souvent. Lorsqu'elle est spontanée et ne repose guère sur la fonction hégémonique d'un parti, d'une idéologie, d'un programme politique ou même d'un chef charismatique, la donne devient inextricable. Tout le monde s'en réclame après coup et tente de l'assaisonner à sa propre sauce. Au risque bien réel de l'instrumentaliser à des fins qui n'étaient guère les siennes. Ce fut chose faite en un tournemain. Témoin, la coalition islamo-conservatrice qui accéda au pouvoir à l'issue des élections de l'Assemblée constituante, en octobre 2011. La vapeur fut très vite renversée. Les élans spontanés, démocratiques et libertaires de la révolution furent battus en brèche. Méthodiquement. Le pouvoir de la Troïka s'appuya également sur les troupes d'assaut fascistes desdites ligues de protection de la révolution. Les connivences ouvertes et secrètes avec les mouvances salafistes encouragèrent l'irruption du terrorisme et de son infrastructure économique, l'économie parallèle qui contrôle désormais près de la moitié de l'économie nationale. A l'international, la Tunisie mit fin à sa politique de neutralité et se rangea très vite sous la bannière des pétromonarchies wahhabites du Golfe, la Qatar en tête. Très vite, l'escadron de la mort s'installa sous nos cieux, à la faveur de collusions et de complicités agissantes au sein même du pouvoir. Les assassinats terroristes, en 2013, de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, dirigeants de gauche, coïncidèrent avec l'installation des maquis terroristes dans certaines régions du pays. L'infiltration de la police, via la police parallèle, et la mise au pas de la magistrature stimulèrent les forfaits et l'impunité. Les Tunisiens ne baissèrent pas pour autant les bras. Les grandioses manifestations du Bardo, des mois durant, ébranlèrent la Troïka. Elle se résolut à démissionner. Les élections législatives et présidentielle de 2014 mirent en échec la Troïka, institutionnellement. Mais les dégâts de l'exercice de la Troïka furent tels que, désormais, le ver est dans le fruit. Bien pis, la nouvelle coalition gouvernementale quadripartite se retrouva infiltrée à son tour par les cercles politico-mafieux liés aux nouveaux riches de l'après-révolution. La crise du gouvernement Habib Essid, le huitième depuis la révolution, fut en partie liée à la collusion avec les nouveaux ténors du capitalisme mafieux. Dès lors, force est de constater qu'on est encore bien loin de la deuxième République. Nous sommes plutôt dans une phase intermédiaire, hybride et inachevée. D'un côté, une première République agonisante mais qui joue malgré tout les prolongations, de l'autre, une deuxième République en suspens et qui n'arrive pas à naître. Les pères fondateurs avaient instauré la République et consacré ses valeurs, bien que d'une manière claudicante et imparfaite. L'après-révolution, malgré tous les espoirs, nous éternise dans les affres de la transition bloquée. Avec toutes les dérives scabreuses et les excroissances mafieuses que cela draine. A ce train-là, il y a fort à craindre que le nouveau système qui s'installe sournoisement en place n'équivale à une espèce de coup d'Etat permanent contre la démocratie.