Artiste sculptrice et verrière, Sadika Keskes dispose d'un long parcours dans le domaine artistique. L'œuvre qu'elle a sculptée en hommage au poète disparu Sghaeir Ouled Ahmed l'a placée au centre d'une grande polémique. Dans cet entretien, elle présente l'œuvre, explique sa démarche et rassure que l'œuvre n'est pas destinée à ressembler au poète. Pour elle, cette installation restitue de manière artistique les blessures accumulées, la souffrance et l'humiliation subie Malgré la notoriété de Sadika Keskes dans le monde artistique, beaucoup de gens ne semblent pas vous connaître. Certains s'étonnent même de vous voir sculpter. Peut-on rappeler votre parcours et vos références internationales ? Avec beaucoup d'humilité, je dispose d'un long parcours dans le domaine artistique qui m'a ouvert des portes partout dans le monde et permis d'être sollicitée par de grandes institutions internationales (Pékin, Rome, Paris, Oman, etc.). J'ai fait l'Ecole des beaux-arts de Tunis, assistante aux Beaux-arts de Tunis et Sfax, des formations à Murano (Venise, en Italie), l'ouverture depuis 1984 du premier atelier de verre soufflé en Tunisie, création de la chaire Unesco mémoire vivante des arts et métiers. Trois œuvres monumentales permanentes à Rome, au siège de la FAO. Un calisse et une sculpture trace du christianisme à Carthage au Vatican. Je suis choisie également par l'Unesco parmi les 10 premiers entrepreneurs culturels. L'œuvre que vous avez réalisée ne semble pas être comprise par plusieurs personnes. Ce que vous avez réalisé, s'apparente à une statue de portrait ou il s'agit d'une installation d'art moderne ? Il s'agit d'une installation d'art contemporain, mais pas d'un portrait d'Ouled Ahmed. C‘est mon interprétation personnelle d'artiste où j'ai voulu exprimer la souffrance du poète et celle des personnes qu'il a défendues. Ce visage, n'est pas celui d'Ouled Ahmed, il est le visage de centaines de gens que j'ai côtoyés dans les régions défavorisées qui ont subi la même souffrance que le poète a portée dans ses poèmes. Pour la sculpture, il s'agit d'une œuvre d'art contemporain. C'est une installation qui représente un personnage debout de grande taille à la mesure de sa grandeur sur un tapis de poésie avec un chat qui représente l'ombre du poète, une manière de le sacraliser. Le grand poète n'a-t-il pas évoqué le chat dans ses poésies ? C'est pour moi une prière éternelle. Cette prière restitue de manière artistique les blessures accumulées, la souffrance et l'humiliation subie. C'est donc un personnage qui a su dompter la mélancolie. Il l'a apprivoisée. C'est une prière pour un poète dont les poèmes furent un baume dans la grande détresse pour une jeunesse brimée et désorientée. En revisitant l'amitié, l'amour, la souffrance, les songes, les illusions ou même le bonheur, Ouled Ahmed ne redessinait-il pas, par sa poésie, sa propre cartographie ? Le déplacement de la statue équestre de Bourguiba a coûté des centaines de millions. Par contre, le coût de l'œuvre que vous avez réalisée est relativement faible pour une installation d'art contemporain (Ndlr 25 mille DT). Est-ce que votre cote artistique est à son plus bas niveau ? Au contraire, ma cote monte en flèche sur le plan international. Mais si le montant paraît dérisoire dans ce segment de l'art contemporain pour une œuvre de la même dimension, c'est que tout simplement j'ai cédé officiellement mes droits, dès le début. C'était un hommage à Ouled Ahmed le jour de la célébration de la fête de la Femme, lui qui a tant défendu la femme dans sa poésie. J'ai juste payé les petits artisans qui ont collaboré et les fournisseurs des matériaux. On vous a attaquée parce que l'œuvre ne ressemble pas à Ouled Ahmed. Est-ce que celle d'Ibn Khaldoun, que personne n'a connu et dont on n'a pas d'images, ressemble à Ibn Khaldoun ? Est-ce que l'artiste peut disposer de la liberté d'imaginer ces personnages ? Chaque œuvre est une expression et une interprétation personnelles. Je rappelle qu'il ne s'agit pas d'un portrait. D'ailleurs, c'est vrai que personne n'a connu Ibn Khaldoun et Zoubeir Turki est même allé jusqu'à faire un autoportrait pour la statue d'Ibn Khaldoun. C'était pour l'artiste quelque chose d'intime qu'il partage avec le père de la sociologie. Quelque chose de fusionnel au point de se confondre dans son image. Cette œuvre, même si elle ne ressemble pas à Ibn Khaldoun, a fini par lui ressembler dans l'esprit des gens. J'invite d'ailleurs tous ceux qui n'ont pas vu l'œuvre à aller la découvrir, la toucher, la côtoyer de près. C'est ainsi qu'on apprend à voir et à regarder et à juger. Cette polémique sur la sculpture a déplacé le débat du politique à l'artistique. Est-ce que cette polémique vous a affectée ? Pas du tout. Au contraire, pour moi la réussite réside essentiellement dans la déviation du débat du politique au culturel dont notre pays a vraiment besoin pour la transformation positive de notre société. Que la sculpture soit le déclencheur de cette déviation tant attendue, j'en suis particulièrement fière. J'espère que ce débat sur l'art se multipliera, prolifèrera. Je suis sûre que la polémique sur la sculpture a incité des milliers de personnes à faire des recherches, à se documenter sur l'art contemporain pour mieux analyser et critiquer l'œuvre. Je souhaite que cela continue afin qu'on réussisse notre révolution culturelle et artistique déjà en marche. Vous êtes candidate en lice pour le Prix Gandhi. Mais au lieu de soutenir votre candidature, on vous attaque dans votre propre pays. Est-ce une pure coïncidence ou soupçonnez-vous une machination derrière cela ? Je vous remercie pour cette question bien que je n'aie jamais communiqué sur le Prix Gandhi. Effectivement, je suis la candidate de la Tunisie pour ce prix et je remercie la presse tunisienne de tous bords de l'opportunité qu'elle m'a offerte de répondre et d'exprimer ma sensibilité d'artiste. J'espère être à la hauteur de l'espoir que nous portons tous en nous.