Par Faouzi KSIBI Chose étrange, en cette ère post-révolutionnaire, les comportements irrationnels envahissent pratiquement tous les domaines de la vie sociale au point d'en faire une vaste scène propice aux pratiques des sectes les plus fantaisistes. Vous avez ceux qui observent des rites pour implorer la divinité de leur garantir une promotion professionnelle, ceux qui les pratiquent dans le but de satisfaire une passion ou un désir, ceux qui en usent pour souhaiter la guérison d'une maladie ou le rachat d'une faute, ceux qui y recourent dans l'espoir de se marier ou bien de s'assurer la victoire et la réussite dans les actions et les projets qu'ils mènent, etc. Et c'est justement dans ce cadre que s'insère, par exemple, l'initiative prise par les élèves des classes terminales d'un lycée libre à Gabès, qui ont organisé, au mois d'avril dernier, une action caritative en faveur des familles nécessiteuses, baptisée « bac el khir », et ce, en changeant la vocation de l'argent collecté pour l'organisation de « dakhlet el bac sport» (manifestation spectaculaire organisée à chaque session de cette épreuve nationale par les différents établissements scolaires). Donc, c'est du donnant donnant. Des aides aux pauvres contre l'obtention du bac, la réussite moyennant des actes de bienfaisance. C'est-à-dire que ces derniers ne sont pas désintéressés. Les rituels organisés par l'Etat non plus. Et c'est là où réside le vrai grand danger. Envahissement rituel Le garant de cette transaction, prenant l'allure d'un rituel, c'est bien sûr la divinité. D'ailleurs, on peut prétendre à un privilège sans même concéder de sacrifices, rien qu'en prenant un petit déjeuner « béni » distribué par un parti politique et le payer en retour en votant pour lui aux élections. C'est la méthode préconisée par Ennahdha qui en a fait bénéficier les élèves du bac, il y a quelques années. Mais, comme Dieu ne peut acquiescer à toutes les demandes et satisfaire tout le monde, les redoublants, qui ne voient pas leurs vœux exaucés, se trouvent devant une alternative : accepter le verdict divin et présenter leur candidature pour l'année suivante, ou bien opter pour d'autres rituels plus satisfaisants et plus gratifiants. Et s'ils s'avèrent tous inopérants et que l'échec scolaire ou universitaire persiste encore, ils en changent la vocation et en usent pour trouver du travail, d'autant plus que même un diplôme universitaire n'est pas susceptible d'y donner accès dans les conditions actuelles du pays où toutes les portes sont verrouillées à cause du chômage galopant. Leurs chances réduites ou quasiment nulles pourraient ainsi être augmentées et leur handicap surmonté, grâce à ces rituels salvateurs. L'ampleur du phénomène est telle qu'il se répand pratiquement dans tous les domaines de la vie sociale. Cependant, et en dépit des menaces sérieuses sur les esprits que représente l'immixtion de la religion dans ces secteurs, sa confusion avec la politique demeure, de loin, le danger le plus menaçant pour une société, en raison du pouvoir dont est doté cette dernière et qu'elle exerce sur les esprits au moyen des institutions de l'Etat. C'est ce qui ressort de l'attitude du ministère des Affaires religieuses qui a appelé les directeurs régionaux et les autorités régionales à organiser une prière pour invoquer la pluie. C'est-à-dire qu'il mobilise les organes de l'Etat pour accomplir un acte non étatique et qui relève du domaine de la métaphysique. Cela nous rappelle l'imploration des dieux de la nature par les hommes primitifs. Que signifie un Etat moderne qui encourage des pratiques païennes ? Les institutions dont il est constitué sont de nature temporelle ou intemporelle ? Ce sont des institutions civiles ou bien des établissements confessionnels? Et par qui est-il gouverné cet Etat? Des hommes politiques ? Ou bien des ulémas, des prêcheurs, de marabouts et des diseurs de bonne fortune ? Où est la République dont on célèbre la naissance depuis 1956? Qu'a-t-on fait de la Constitution baptisée démocratique qu'on glorifie et dont on n'arrête pas de se féliciter ? Valeurs bafouées On n'en voit pas l'ombre dans les faits. Tout ce qu'on voit ce sont des astuces, nombreuses et diverses, utilisées pour essayer de tordre le cou aux textes de loi et imposer les dogmes de la religion dans tous les domaines de la vie, et en face une passivité empreinte de complicité de la part de leurs partenaires dits modernistes qui acquiescent à leurs volontés et leurs caprices, sans contestation aucune. D'aucuns nous diraient que ce rituel n'est pas apporté par les islamistes, qu'il date de l'ancienne époque, et qu'il était appliqué même au temps de Bourguiba, le laïque. On en convient. Mais, est-ce un argument suffisant pour ne pas le remettre en question ? Serions-nous condamnés, au nom de cette ancienneté et donc de cette habitude, à tout accepter sans même le juger à l'aune des critères scientifiques? Est-ce de cette manière-là que l'on peut prétendre au développement pour rattraper notre retard sur le monde développé ? Est-il logique d'admettre la survivance de méthodes surannées et de pensées rétrogrades en pleine époque révolutionnaire ? La Révolution française, par exemple, n'a pas gardé les pratiques et croyances moyenâgeuses qui étaient, évidemment, encouragées par l'aristocratie, mais elle en a fait table rase et les a supplantées par les enseignements des Lumières. Comment seraient nos générations futures si on se mettait à leur apprendre de se laisser gouverner par l'irrationnel et l'absurde au lieu de s'en remettre à la raison et de faire appel à la science, lorsqu'elles se trouvent confrontées à des difficultés ? Comment peut-on admettre que l'homme fasse marche arrière pour replonger dans les temps primitifs et recourir à des forces occultes pour essayer d'apprivoiser la nature, alors qu'il en est le maître absolu depuis qu'il a réussi à développer la science et donc son existence grâce à son intelligence? C'est avec ces méthodes obscures et insensées d'une époque révolue que l'on compte bâtir une société évoluée qui soit à même d'assurer l'essor et le bien-être général? Pendant que le monde développé continue sa marche vers le progrès avec assurance et en suivant une cadence soutenue, le monde musulman, lui, s'agrippe au temps des cavernes et refuse les solutions qu'apporte la science aux difficultés de la vie. En fait, les ressortissants de ce monde y font un tri, en n'en retenant que celles qui leur assurent du confort, telles que les belles voitures et les articles électroniques, comme les portables et les haut-parleurs, dont ils font un mauvais usage, en générant de la pollution sonore à longueur de journée, ou bien les armes de la mort dont ils usent, à l'image de Daech, en vue d'essayer d'imposer leur système prémoyenâgeux et gouverner le monde avec leurs lois barbares. Non à la normalisation ! Donc, tout en profitant de ces produits sophistiqués, qui sont le résultat de l'avancée scientifique et technologique occidentale, ils rejettent les autres inventions, qui ne sont pas à vocation récréative, ni ne leur rapportent le confort souhaité, ni ne leur permettent de s'adonner à leur passion macabre, et les condamnent vivement, sous prétexte qu'elles sont inventées par des mécréants, ou bien qu'ils refusent de les appliquer, leur préférant des méthodes archaïques qui sont, par définition, ascientifiques. C'est l'attitude qu'ils adoptent, par exemple, envers le calendrier universel, vu que la détermination des fêtes religieuses est toujours soumise à l'observation du croissant lunaire, alors qu'il existe des méthodes scientifiques de calcul du temps qui sont capables de prévoir des événements, bien avant leur survenue de plusieurs années, comme c'est le cas de l'éclipse lunaire, par exemple. Il est inconcevable qu'en plein 21e siècle on soit gouvernés par des lois insensées qui enseignent la torpeur intellectuelle engourdissante, c'est-à-dire l'ignorance et le fanatisme. S'y soumettre c'est renoncer au progrès, car la science est indivisible : soit qu'on l'accepte globalement, soit qu'on la rejette en bloc. Dans ces pays musulmans dont le nôtre, les valeurs humaines qui font la grandeur de l'homme et de son époque sont tout à fait négligées. Les exemples relatant cette réalité amère pullulent en tous domaines, comme le fait d'arrêter le travail pour faire la prière. Il est à rappeler que cette pratique, qui s'est généralisée dans l'ensemble de l'administration tunisienne, a pris racine dans l'Assemblée nationale constituante, où les députés d'Ennahdha ont profité de leur majorité et de leur présidence de l'assemblée pour l'imposer, malgré les vives contestations des quelques députés de la majorité. Depuis, ce rituel est devenu régulier et tout le monde a fini par s'y accommoder. Et c'est là où réside tout le danger. Les forces démocratiques et progressistes sont appelées à être constamment vigilantes sur ce point, et cette vigilance commence, nécessairement, par le refus catégorique de normaliser avec ces pratiques réactionnaires qui, si elles n'étaient pas contestées à temps, leurs auteurs essaieraient toujours de gagner du terrain pour s'ancrer davantage dans le tissu social. Leur enracinement au sein de la société prive les gens de leur faculté intellectuelle et fait d'eux non pas des citoyens mais des sujets, des êtres grégaires qui seraient placés sous les ordres des sponsors de l'ineptie humaine. Espérons enfin que les quelques gouttes qui sont tombées du ciel, ces deniers jours, ne seront pas interprétées comme étant l'exaucement de la prière d'invocation de la pluie...