Pour le gouvernement de M. Youssef Chahed, cela a été la première crise grave. Il s'en est tiré, tant bien que mal, en insistant sur le dialogue et ses vertus. Cela n'empêche pas de mettre en place des dynamiques de veille de gestion des crises. Parce que d'autres foyers de tension rougeoient encore sous la braise L'arbre ne doit guère cacher la forêt. Le dénouement de la crise de Petrofac à Kerkennah est salutaire, certes. Mais la crise a mis au grand jour les failles d'un système latent, appelé à se perpétuer, avec ses coups de grisou et ses grimaces. Déjà, en plus de la réalité amère, toutes les composantes de l'establishment et des protagonistes du contrôle social ont démontré leurs limites tout au long de cette crise. En premier lieu, le sous-développement économique et social diffus. Il embrasse des pans entiers de la société tunisienne, un peu partout à travers le territoire de la République, au nord comme au sud, sur la frange côtière comme dans les profondeurs du pays profond. Certes, quatorze des vingt-quatre gouvernorats se situent principalement dans le nord-ouest, le centre-ouest et le sud-ouest du pays. Mais même les régions côtières pâtissent d'un déséquilibre entre les villes à façade côtière et l'arrière-pays. Et les îles ne sont pas en reste, à l'instar de Djerba ou des îles Kerkennah. La paupérisation y atteint des seuils intolérables et le chômage massif, particulièrement des jeunes diplômés du supérieur, y est endémique. A Kerkennah, la donne s'est envenimée à cause de la conjonction délibérée des problèmes des pêcheurs côtiers et des revendications des 266 jeunes chômeurs diplômés du supérieur. Ils ont tout bonnement pris en otage la société Petrofac sans qu'il puisse y avoir de lien de cause à effet entre leur détresse et l'entreprise proprement dite. En deuxième lieu, il y a la quasi-absence, voire la déliquescence sinon la démission en bonne et due forme de l'Etat. Le gouverneur de Sfax s'est complètement désengagé de Kerkennah tout au long des huit mois de sa crise profonde. Le ministère de l'Intérieur ne s'en est guère offusqué et l'a maintenu en place. L'autorité, l'Etat-providence se sont vaporisés subitement. Les relais habituels étaient inexistants. Les délégués, omdas, assistantes sociales, organisations de bienfaisance étaient aux abonnés absents. L'absence de l'Etat a laissé libre-cours aux zones de non-droit et aux intervenants illégaux. En troisième lieu, les partis politiques ont, encore une fois, administré la preuve de leur inconsistance. Plus de deux cents partis politiques ont brillé par leur absence caractérisée. Loin d'être des facteurs d'ordre, ils se sont éclipsés, eux aussi. Une poignée d'entre eux ont toutefois voulu instrumentaliser la grogne à des fins inavouées. Certaines des revendications citoyennes légitimes ont dès lors été détournées au profit des agendas scabreux des partis. En quatrième lieu, il y a les organisations syndicales et nationales absentes ou compromises. La centrale ouvrière, l'Ugtt, s'est caractérisée tout au long de la crise par l'alternance entre l'implication active au niveau des structures régionales et le désintérêt manifeste à l'échelle de la direction centrale. Un jeu double et trouble en somme. Et, encore une fois, l'image de l'Ugtt en a pris un sérieux coup. Pourtant, la crise a eu lieu aux îles Kerkennah où sont nés deux géants du syndicalisme tunisien au XXe siècle, le fondateur de l'Ugtt, Farhat Hached, et son compagnon de route, Habib Achour. L'Utica, centrale patronale, était muette. Comme si les problématiques de la croissance et du développement étaient étrangères aux préoccupations des décideurs et investisseurs. Idem de la centrale agricole, l'Utap, malgré la forte implication, à bon ou mauvais escient, des pêcheurs côtiers et des petits exploitants agricoles dans les troubles à Kerkennah. Bref, le bilan des uns et des autres n'est guère reluisant. A Kerkennah, ce fut bien la chronique d'un échec démocratiquement partagé. L'Etat, les partis, les organisations de masse, tous logés à la même enseigne. Pourtant, cela a eu lieu à Kerkennah comme cela pourrait surgir un peu partout ailleurs. Parce que les mêmes causes accouchent des mêmes ingrédients. Pour le gouvernement de M. Youssef Chahed, cela a été la première crise grave. Il s'en est tiré, tant bien que mal, en insistant sur le dialogue et ses vertus. Cela n'empêche pas de mettre en place des dynamiques de veille de gestion des crises. Parce que d'autres foyers de tension rougeoient encore sous la braise. Les partis politiques et les organisations de masse gagneraient à revoir leur modus operandi. Leur perte de crédibilité avance à pas de géant. Un homme averti en vaut deux, dit-on. Les gouvernements, les partis, les organisations, tout comme les hommes, doivent savoir intervenir à temps, à point nommé. Autrement, ils sont appelés à composer par la force des choses, au risque d'être décomposés.