Youssef Chahed suit un immigré tunisien tenaillé, comme tant d'autres, par deux soucis essentiels : connaître une vie meilleure et ne pas perdre son identité dans le change. Un immigré qu'il a choisi de garder anonyme pour nous dire que toutes choses étant égales par ailleurs, ce parcours vaut à titre de générique et d'exemple pour des millions d'autres. Pourquoi partir ? Sur le bateau, il n'y avait pas que des jeunes qui sacrifiaient leur vie familiale, des plus âgés s'étaient résignés à laisser une épouse seule face à ses responsabilités. Ils avaient renoncé à des moments de bonheur avec leurs enfants. Ils avaient aussi choisi l'éloignement contre une suscitation de l'espoir, d'un rêve, d'une amélioration du quotidien, d'un changement de situation et d'un défi à la misère dans un monde nouveau, un monde prometteur et meilleur. Ils étaient originaires de tous les lieux du pays. Des citadins et des villageois ; jamais un autre endroit que ce navire n'aurait pu les réunir. Modestes ou pauvres, ils se côtoyaient, entamaient des discussions, se posaient des questions sur les provenances parfois inconnues ou jamais entendues pour l'interlocuteur et sur la destination finale assurément mystérieuse pour les deux. Le méchant grand hiver En 41 chapitres, Youssef Chahed a vite fait de nous montrer que, même s'il parle d'une sorte d'immigré-étalon, les immigrés sont tout sauf semblables, multiples. D'anonymes, ils deviennent identifiables au fil des pages : le fugueur, le songeur, l'invité, l'heureux, le clandestin, l'autre sexe (car, de toute évidence, il y a aussi des immigrées), le dindon de la farce (beaucoup d'entre eux), l'envié... A demi anonymes, donc, ils sont vite confrontés à une foule d'autres acteurs plus ou moins bienvenus : le méchant grand hiver, les bienveillants intérimaires, le train, la bien-aimée, la providence... Et c'est à la limite du grand mystère que le bateau accoste à Marseille après une traversée passablement onirique pour ce Tunisien qui n'a jamais mis les pieds dans un navire, puis c'est le train pour Paris. Une visite éclair à son père, épicier de son état, avant d'aller chez sa sœur beaucoup plus proche de lui. C'est là qu'il commence à s'habituer à ce qui l'entoure, progressivement, rassuré par l'amour inconditionnel d'une sœur dévouée. Un temps précieux qui lui fera grâce des errements des nouveaux venus quand ils n'ont personne. Progressivement aussi, il découvre un Paris morne alors que, dans la France de l'après-guerre, la ville lumière était comme entre deux époques, portant encore de nombreux stigmates de la Grande guerre. Il essaie de trouver un emploi, d'abord sans grand succès, avant de se fier aux petites annonces. Il a atteint sa limite ! Grâce à elles, il se rend à Reims pour un emploi mystérieux qui se révélera l'un des emplois les plus difficiles qu'un immigré pourrait occuper, mais pas de ceux, pénibles et épuisants, que l'on pourrait imaginer à première vue. Ce travail, c'est un vendeur de magazines par du porte-à-porte. Handicapé par son teint basané et quelques lacunes de langage, alors qu'il était employé municipal en Tunisie ; c'est-à-dire ayant une certaine éducation. Entre oisiveté forcée et emplois instables, il ne baisse pas les bras, se porte sur tous les fronts et s'adresse même à plusieurs ambassades pour dénicher une alternative. Seulement, à l'ambassade d'Allemagne à Paris, on le refuse pour une foule de conditions sollicitées, mais qu'il ne remplit pas. A l'ambassade du Canada, on lui signifie que cet immense pays de l'Amérique du Nord n'accepte que les gens hautement diplômés et n'est absolument pas intéressé par de la main-d'œuvre, même qualifiée, ni par les cadres moyens. A l'ambassade d'Australie, c'est le contraire. On lui fait tout de suite une proposition pour partir de suite vers ce pays-continent, mais il hésite. Pas encore remis de quitter sa terre natale tunisienne pour la France, il tremble à l'idée de ce saut dans le vide qui l'éloignerait vers l'autre bout de la planète. Il a atteint sa limite ! C'est alors que tout change à la faveur d'une rencontre fortuite, c'est l'amour qui l'appelle... Une Tunisienne. Pour la ‘'conquérir'', c'est comme un retour au pays. Des stratagèmes d'approche, le souci de l'honneur sauf, la réserve affichée pour rassurer tout le monde... L'ouvrage Feuillets d'un immigré, 249p., mouture française Par Youssef Chahed Editions Arabesques, 2016 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.